23. Katla et Saro
« De même que Falla contient tout, enveloppant l’humanité dans l’étreinte généreuse de ses bras bienveillants afin d’apaiser les âmes troublées, de même un homme peut-il être sauvé par une femme avec laquelle il adore la Déesse dans la sainte harmonie de l’acte sexuel. De même que la Déesse libère de toutes leurs pensées et de tous leurs actes impurs les pécheurs qui viennent à elle, ainsi qu’elle pourrait faire tomber les feuilles mortes d’un arbre à l’automne, des feuilles qui deviendront poussière dans la chaleur de ses feux sacrés, de même pénétrer la chaleur qui réside entre les jambes d’une femme purifie-t-il les hommes de leurs péchés. Il est de nombreuses positions pour monter une femme et en tirer la plus grande extase afin de joindre son âme à l’essence de la sainte Falla. La première est la position de la cigogne…
— Cigogne ou gigogne ? »
Après avoir trempé la plume dans l’encrier, Saro la secoua pour en faire tomber le liquide superflu. Le vacillement de la bougie était pénible pour les yeux. Il ne dormait presque plus ; quand il sommeillait, des cauchemars venaient le visiter sous la forme de son frère défunt, le visage noir et enflé, les yeux exorbités. Il préférait rester éveillé, même si cela le rendait lent et stupide. Les lettres commençaient de se brouiller, coulant les unes dans les autres. Elles avaient depuis longtemps cessé d’avoir pour lui une quelconque signification.
Tycho Issian s’arrêta net, se retourna et lui lança un regard hargneux. « Cigogne, mon garçon, pour l’amour du ciel, cigogne ! » S’appuyant à la chaise longue qui occupait le centre de la pièce, il leva une jambe pour faire la démonstration. « Virelai est un scribe bien plus compétent, malgré tout ton lignage et ta belle éducation.
Mais même un sorcier ne peut se trouver à deux endroits en même temps. »
Avec un soupir, Saro raya le mot. « Où est Virelai ? » demanda-t-il dans l’espoir d’un bref répit.
« Il s’occupe d’un de mes projets. De fait, il est en retard pour m’en faire le rapport. » Le sire de Cantara se redressa et se rendit à la porte. « Va me chercher le sorcier », dit-il au soldat de garde. « Et la fille. Peu importe dans quelle condition elle est. Avertis-le que je n’accepterai pas de refus. Il devrait savoir à quoi s’en tenir et ne pas discuter. »
Encore une fille. Saro fit une grimace discrète. Malgré tous les meilleurs efforts de Virelai, aucune d’entre elles ne ressemblait beaucoup à la Rosa Eldi. Les Istriennes étaient trop rondes, trop foncées et trop luxuriantes pour qu’une illusion durât bien longtemps. Ou c’était peut-être que la magie de l’homme pâle n’était pas assez puissante, se dit-il en se rappelant comme leurs illusions de gardes s’étaient dissipées dans la prison. Il aurait aimé qu’il en fût autrement. Il en était venu à mépriser la Cité Éternelle, ce château, ces appartements. Mais plus que tout, il se méprisait lui-même : pour sa faiblesse, son manque de courage, ses échecs. Et il trouvait difficile de pardonner à Virelai de lui avoir sauvé la vie, même si celui-ci avait eu de bonnes intentions.
Pour se distraire de ces pénibles pensées, il prit le presse-papiers de verre qui tenait la liasse de parchemin sur le bureau. Il le soupesa dans sa main, une jolie chose, du verre soufflé coloré du classique bleu-de-Jétra, avec en son cœur l’image d’un cygne, le cou tordu en une courbette d’une extravagante soumission. La lueur palpitante des bougies attirait le regard dans les profondeurs du demi-globe, vous transportant dans ce qui semblait un autre monde.
Puis des bruits de voix résonnèrent dans le corridor et le sire de Cantara revint dans la chambre pour se jeter sur la chaise longue – un homme si débordant d’énergie, et aucun exutoire ! Saro remarqua avec une certaine répulsion que la robe de Tycho dessinait un angle tout à fait obscène. Derrière lui, le garde tenait la porte ouverte pour laisser entrer Virelai et une silhouette enveloppée d’un beau sabatka couleur d’azur. Le regard de l’homme pâle passa sur Saro, se détourna aussitôt, comme embarrassé. Il y avait sur ses pommettes deux taches rouges que Saro n’y avait jamais vues auparavant. Il semblait très excité. Ses mains ne cessaient de s’agiter. Elles se portaient à son visage, se nouaient puis se séparaient, tels des oiseaux. Il tremblait.
« Je crois que j’ai enfin accompli la tâche que votre seigneurie m’a assignée », dit-il d’une voix entrecoupée par une incompréhensible émotion.
Le garde restait à la porte, intrigué.
Virelai prit la silhouette par le bras et la poussa, sans résistance de la part de celle-ci, vers Tycho Issian.
« Regardez, mon seigneur ! » s’écria-t-il en arrachant la robe chatoyante.
Le sire de Cantara en eut le souffle coupé. « Cela ne se peut… »
Le désir envahit ses yeux noirs, et il se redressa sur la chaise longue.
Saro contempla ce tableau avec peu d’intérêt. Au cours des semaines écoulées, il avait vu trop de femmes nues et transcrit trop de descriptions lubriques de ce qu’on pouvait leur faire pour avoir la moindre réaction érotique devant de tels spectacles. D’où il était, derrière la femme, il pouvait seulement voir en l’occurrence de longs cheveux dorés qui lui arrivaient presque au creux des genoux, des mollets bien tournés et deux longs pieds élégants aux ongles rose nacré. Puis elle se retourna.
Le corps était parfait : mince, blanc, lumineux, avec des seins des plus extraordinaires, ronds, à la pointe relevée, teintée de rose. Ses mains le démangeaient soudain de les prendre. Les traits du visage étaient délicats et pourtant bien marqués, séduisants et pourtant éthérés, même si l’expression en était d’une exquise neutralité. Avec une stupéfaction croissante devant le talent de Virelai, Saro contempla les lèvres finement ciselées, le nez aquilin, les sourcils arqués. Des yeux vert-de-mer aux cils sombres le regardaient, impassibles, les yeux d’une victime résignée au sort qui l’attendait, si épouvantable pût-il être.
Puis il y eut un soudain éclair dans ces yeux : le choc de la reconnaissance, impossible à déguiser.
Saro fronça les sourcils. Il avait rencontré la Rosa Eldi sur la Plaine de Tombelune, alors qu’il tuait sans comprendre avec la pierre de mort. Mais ce n’était pas elle, ce n’était qu’un simulacre fabriqué par un sorcier dans son démoniaque laboratoire, à partir du matériau peu prometteur que le marchand lui avait aujourd’hui apporté. Il était absolument impossible pour cette créature de le reconnaître. À moins que cet homme ne fût venu d’Altéa avec une malheureuse servante de la maison Vingo.
« D’où venez-vous ? » demanda-t-il, même s’il savait que cela déplairait à Tycho Issian si la fille parlait et ruinait ainsi l’illusion.
« De l’île de Tomberoc », répliqua-t-elle laconiquement. Une soudaine dureté semblait avoir figé la fille, sous le sabatka. Il vit des poings se serrer et un tremblement parcourir la mince silhouette, comme si on allait se jeter sur lui à l’instant et lui arracher le cœur avec des ongles.
Et puis il la reconnut.
Une énorme vague d’excitation s’abattit sur lui. Il sourit, stupide, un homme dont on vient de commuer la peine de mort. « Katla Aransen, murmura-t-il dans un souffle. Est-ce vous ? Êtes-vous vraiment vivante ? »
À ce moment, il y eut un bruit à la porte, comme si le garde se battait avec quelqu’un. L’instant d’après un homme de haute taille entra dans la pièce. Il jeta un coup d’œil à la forme nue qui se tenait sur le riche tapis circésien, et recula.
Virelai se hâta d’emmitoufler la femme dans le sabatka et de la tirer vers la porte. Il ne conviendrait pas d’exposer trop son œuvre : le sire de Cantara ne le jetterait peut-être pas au bûcher pour sorcellerie, mais bien d’autres n’auraient aucune hésitation.
L’homme les dévisagea puis secoua la tête, comme rassemblant ses esprits. « Sire Tycho Issian ? » dit-il en s’adressant à Saro.
Saro, derrière le grand bureau, lui retourna un regard abasourdi.
D’un mouvement sinueux, le sire de Cantara se détacha de la chaise longue en ajustant sa robe pour venir se tenir devant le visiteur, avec une expression orageuse. « Je suis Tycho Issian. Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
— J’ai une information pour vous », annonça l’homme encapuchonné, dans l’Ancienne Langue.
Le sire de Cantara fronça davantage les sourcils. « Venez me parler demain, décréta-t-il, abrupt, je dois m’occuper présentement d’autres affaires.
— Comme je l’ai vu, répliqua l’homme sans se troubler. Cette information concerne votre fille. »
Tycho se hérissa : « Ma fille ? »
Le garde, ayant retrouvé ses esprits, se tenait à la porte, embarrassé. Tycho lui adressa un unique regard hargneux. « Va, Bério. Exécute mes ordres. » Il attendit que l’homme eût fermé la porte puis demanda d’une voix onctueuse : « Que pouvez-vous bien savoir de ma fille ?
— Je l’ai vue. »
Le sire de Cantara retint son souffle. « Où ? »
L’homme sourit. « J’ai une proposition pour vous, mon seigneur ». Il regarda, déconfit, l’attention de Tycho Issian revenir à la femme en sabatka qui se tenait derrière lui. Tycho était impatient, distrait et sans intérêt aucun pour son visiteur.
« J’ai entendu dire que votre seigneurie a reçu une femme des îles nordiques aujourd’hui », insista l’homme d’une voix forte.
Les yeux noirs revinrent se fixer sur lui ; ils débordaient de malveillance. « Et alors ? lança Tycho d’une voix coupante.
— Je vous l’achèterai.
— Je ne la vendrai point ! » déclara sans ambages le noble istrien.
« Pas même en échange de l’information sur l’endroit où se trouve votre fille bien-aimée ? »
Tycho Issian le dévisagea, les yeux plissés. « Je vais vous proposer un marché, fit-il d’une voix douce. Dites-moi ce que vous savez et je vous laisserai vivre. »
Le scénario ne se déroulait pas comme l’avait anticipé Erno. Il se sentait soudain stupide et dépassé. Il avait pensé marchander avec un père aimant et chagrin, et non une créature reptilienne dont toutes les pensées allaient à la satisfaction immédiate d’un désir lubrique.
« Relevez votre capuchon, exigea le sire de Cantara. Laissez-moi voir qui ose s’introduire à pareille heure dans mes appartements privés malgré mes gardes. »
Avec lenteur, Erno ôta son capuchon.
Tycho considéra la crinière mal teinte, les yeux clairs, la forte mâchoire. « Quel est votre nom ? »
Erno s’était préparé à cette question : « Alesto Karo.
— Vos parents avaient un goût pour la poésie sacrée, hein ? » cracha venimeusement le sire de Cantara.
Erno hocha la tête, déconcerté par la réaction de l’autre. Il avait emprunté le nom à la plus connue des anciennes ballades istriennes, un lai si populaire que même les bardes nordiques le récitaient. Alesto – le mortel enlevé à Elda pour le plaisir de la Déesse même, qui s’était sacrifié dans ses feux pour l’amour d’elle. Cela lui avait semblé un choix bizarrement approprié, sur le moment.
Mais le visage de Tycho Issian s’était empourpré et assombri, comme si un orage avait couvé en lui. Et la tempête se déchaîna : « Tu pensais me voler ma déesse, n’est-ce pas ? rugit-il. Tu oses offrir mensonges et extorsion en présence de cette divine vision ? Ver visqueux, crapaud fétide, sale serpent ! Alesto, l’Amant, en vérité ! Plutôt Alesto le Rampant ! Tu n’es pas digne de lécher la plante de ses pieds… espèce de… de… mange-merde ! »
Erno se retourna pour savoir à qui parlait l’insensé, ne vit que la figure enveloppée du sabatka près de la porte. La confusion l’engloutit, puis une soudaine intuition qu’il ne put expliquer la lui fit reconnaître. « Katla ! s’écria-t-il en eyrain. Est-ce toi ? »
On retint son souffle derrière le voile. Et l’on dit ensuite, simplement : « Erno… »
Son cœur s’enflamma. Il pivota pour voir le sire de Cantara qui marchait sur lui d’un air meurtrier, le devant de sa robe tendu par une énorme érection. Erno comprit le danger imminent qui menaçait Katla. S’il pouvait seulement la secourir, le reste du monde pouvait bien brûler…
Il tendit les mains d’un geste implorant.
« Mon seigneur, je n’en ai pas fini avec mon marché… »
Cela arrêta Tycho. Il enveloppa d’un regard soupçonneux l’homme qu’il croyait être l’Alesto de la légende.
« Je sais que votre seigneurie est engagée dans une guerre sainte contre le Nord », dit Erno aussi vite que le lui permettait sa maîtrise de l’Ancienne Langue. « J’ai entendu parler d’une arme puissante qui pourrait vous aider à gagner cette guerre. Un artefact qui a, dit-on, un pouvoir de vie et de mort. »
Saro et Virelai se pétrifièrent. Comme s’il avait senti leur soudaine attention, Tycho attendit la suite.
« C’est une pierre d’humeur, bénie par la main de la Déesse pour devenir ce que le peuple des collines appelle une pierre de mort. Elle peut guérir les malades et ressusciter les morts. Elle peut abattre des hommes sur place. Imaginez ce que vous pourriez accomplir avec une telle arme. Je connais un homme qui peut vous indiquer où elle se trouve, si vous voulez seulement me donner la fille…
— NON ! »
C’était un hurlement d’inhumain désespoir. Derrière le sire de Cantara et l’homme prêt à échanger toute Elda contre une seule femme, il y eut un éclair de mouvement. Puis, avec une force sauvage, le visage transformé en un masque de haine, Saro Vingo écarta le noble istrien pour se précipiter sur Erno Hamson. Son bras s’abattit comme un faucon fond sur une proie, et les bougies firent étinceler une sauvage lueur bleue dans ce qu’il tenait.
Tout arriva si vite qu’Erno ne comprit pas ce qui se passait. Ce fut comme si l’un des éclairs de Sur l’avait frappé, tombé d’un ciel sans nuages. Il vacilla sur place en battant stupidement des paupières sous une cascade de sang, tout en essayant de se rappeler ce qu’il avait été en train de dire et pourquoi, mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était lui, assis dans le port de Tomberoc par une soirée de fin d’automne, péchant des crabes pour une fille aux cheveux écarlates dans le soleil mourant, et l’envie qu’il avait de se pencher pour l’embrasser, tout en craignant de gâcher ce moment parfait.
Ce moment parfait.
Un lent sourire ravi détendit ses traits : « Ah, Katla, murmura-t-il, Katla… » Puis il s’écroula, tandis que son manteau se gonflait pour retomber ensuite sur sa tête fracassée comme les ailes d’un corbeau qui se pose sur ce qu’il va dévorer.
Pendant quelques brefs instants, nul ne bougea. Puis Katla Aransen bondit dans l’espace qui la séparait de l’homme affaissé et, d’un seul mouvement expert, saisit la grande épée exposée dans le fourreau que celui-ci portait en bandoulière. Elle était trop longue pour elle, et plus lourde que prévu, mais elle chantait entre ses mains, un feu qui lui brûlait les bras.
Le sire de Cantara n’hésita pas à sauver sa peau. Il saisit Saro et le poussa de toutes ses forces vers Katla. Saro trébucha en avant tandis que le presse-papiers ensanglanté s’échappait de sa main pour exploser en milliers d’éclats bleus contre le mur. Il s’écroula aux pieds de Katla. Au lieu de se relever ou de tenter de s’échapper, il s’agenouilla, haletant, la gorge offerte, vulnérable, mains écartées, prêt à la laisser lui infliger la mort qu’il méritait.
Pendant un long moment, ils se regardèrent fixement. Saro pouvait sentir le poids de la haine brûlante de Katla derrière le voile couleur d’azur. Il attendit le coup mortel.
Et elle le lui aurait volontiers assené, si le garde n’était pas soudainement survenu à la porte.
« Ne la tue pas ! s’écria Tycho Issian. Prends-lui seulement sa maudite épée… »
Bério dévisagea Katla, une bizarre apparition dans ses soies bleues. Les Istriennes ne savaient rien des épées, on pouvait le voir à la façon dont celle-ci tenait la sienne. Il éclata de rire. Un cri l’avait interrompu alors qu’il déféquait, une activité plaisante, et c’était irritant en soi, mais être ainsi interrompu pour désarmer une putain folle, cela dépassait la simple plaisanterie.
« Allez, la belle », dit-il, raisonnable, en marchant sur elle, sa propre épée en main, « lâche cette épée. »
Son air protecteur enragea Katla, même si les mots étrangers n’étaient pour elle qu’une cacophonie de sons. Avec un hurlement furieux, elle chargea et lui trancha bien proprement le bras au coude, épée comprise. Le membre décrivit un arc gracieux, déversant un élégant flot de sang dans les airs pour atterrir aux pieds de Virelai, en éclaboussant le devant de sa robe. Le sorcier, déjà d’une pâleur mortelle, pâlit encore davantage et s’évanouit.
D’autres gardes arrivaient. Avec l’acuité surnaturelle d’une femme soudain ardemment désireuse de survivre, Katla pouvait entendre la galopade dans les escaliers. Elle jeta un regard fulgurant au seigneur du lieu, au jeune homme agenouillé, au sorcier effondré, et au garde mourant. Elle se pencha vivement, ramassa le manteau et déposa un baiser sur le front du défunt.
« Erno Hamson, je te vengerai, je le jure. »
Puis elle se détourna et partit en courant, avec la grande épée maladroitement fourrée sous un bras.
*
* *
Saro jeta un regard affolé à la silhouette inerte de Virelai, puis à Tycho Issian qui se tenait là, abasourdi par la vue de tant de sang si proche de sa précieuse personne. Puis il se jeta à la poursuite de Katla Aransen.
Il la rattrapa dans l’escalier, affrontant deux gardes en uniforme éberlués devant cette houri enveloppée de soie et maniant une grande épée couverte de sang. Ce n’était en fait pas l’arme idéale dans un espace aussi restreint, mais les gardes paraissaient s’accommoder de cette bizarre situation. Le premier avait tiré sa propre épée – une arme courte à l’air brutal – et gravissait les marches. Déconcertée par la soudaine apparition de Saro à la périphérie de sa vision, Katla se fendit avec une vivacité que le garde n’avait guère anticipée et le frappa au cou avec une remarquable précision. Le cartilage tranché laissa jaillir une fontaine de sang. De la pointe de son épée, elle poussa le corps gesticulant en travers du chemin de l’autre garde, en adressant à Saro une grimace sauvage, dents à découvert, comme une bête prise au piège. La grande épée se trouvait maintenant près de sa propre gorge, striée de rouge, meurtrière.
« Dis-moi pourquoi je ne devrais pas te tuer ! demanda férocement Katla.
— Parce que je ne pourrai sauver le monde, si vous me tuez.
— Une bien grande prétention. » Derrière le voile azuré, ses yeux étincelaient avec une expression maléfique. « J’ai juré de venger mon ami, qui était venu me secourir. »
Saro eut une expression angoissée. « Je n’avais pas le choix. Oh… »
Tycho Issian apparut dans les ombres à l’autre extrémité du corridor, une meurtrière lame incurvée à la main.
« Tu n’as plus d’autres presse-papiers qui pourraient servir, je suppose ? » dit Katla avec mépris. En même temps, elle décochait un grand coup de pied à l’autre garde, le frappant au genou. L’homme, avec un juron, baissa sa garde. L’angle était trop restreint pour la grande épée. Frustrée, Katla chargea comme un taureau, passa sous la garde du soldat, et se retrouva sans encombre dans les marches. « Débrouille-toi ! » lança-elle par-dessus son épaule.
Saro observa nerveusement le soldat qui reprenait son équilibre. À quoi servait de s’être entraîné à manier des armes quand on n’en avait point ? Désespéré, il se redressa de toute sa hauteur et adopta le ton le plus hautain de son haïssable frère. « Pour l’amour de Falla, l’ami, écarte-toi ! »
Né pour une vie de servitude dans la plus orthodoxe des cités istriennes, le garde faillit s’incliner et s’écarta poliment. S’il avait eu un toupet, il l’aurait sans doute effleuré en signe de respect.
Saisissant sa chance, Saro fonça à la suite de Katla, ne s’arrêtant que pour récupérer l’épée du garde mort.
Katla courut jusqu’à l’extrémité du corridor puis dans une autre volée de marches, un éclair d’azur qui se détachait sur les obscurs murs de grès. Au second étage du château, où demeuraient ordinairement les nobles visiteurs, tout était silencieux et noir, car on n’avait pas pris la peine d’allumer les torchères. On n’avait pas non plus posté de gardes. Mais les poursuivants n’étaient pas loin et Saro avait une meilleure idée du trajet à suivre pour trouver la sortie que la femme qui détalait sombrement devant lui. Ils dépassèrent plusieurs portes mais, au lieu de chercher une voie possible de fuite, Katla continuait simplement à courir. Enfin, à un tournant plus serré, la grande épée se prit dans les plis de la robe bleue, la faisant tomber de tout son long, et ricochant sur les dalles avec un fracas propre à réveiller les morts.
« Par les couilles de Sur ! »
L’instant d’après, Katla s’était relevée, bouillonnant de fureur. D’un geste féroce, elle arracha le voile du sabatka, révélant des cheveux mal coupés qui lui arrivaient à peine à l’épaule, et nettement plus roux que dorés à présent. Puis elle saisit l’ourlet de la robe pour se nouer celle-ci autour de la taille, la transformant en un accoutrement des plus étranges, en vérité. Avec un sourire triomphal, elle se pencha pour reprendre l’épée – et la trouva dans les mains de Saro.
Elle bondit derechef sur lui, une masse d’énergie trop longtemps réprimée, vomissant des obscénités en eyrain. Sa peau, sa chevelure, ses yeux, tout en elle semblait crépiter de haine. Elle avait l’air sauvage, elle paraissait totalement étrangère, folle, possédée.
Saro recula, terrifié. Les images qui lui venaient au contact de l’épée étaient stupéfiantes, indicibles. Il la lui tendit d’une main tremblante, offrande propitiatoire à une force élémentaire.
« Prenez-la. Je l’ai seulement ramassée pour vous la… »
Ils se regardèrent fixement et en cet instant Saro admit que le rêve qu’il avait si précieusement conservé de la fille rencontrée à la Grande Foire n’avait été que cela, un rêve, une fabrication de son esprit enfiévré. Cette silhouette qui se tenait avec défi au sommet du Roc de Falla, l’auréole ardente de sa chevelure, ses jambes nues qui luisaient dans le soleil matinal, tout cela l’avait frappé au cœur. Le souvenir de ces yeux gris-de-mer, de ces sourcils arqués en ailes de crécerelle, avait visité son sommeil nuit après nuit. Il avait éprouvé pour elle des désirs secrets et il l’avait pleurée lorsqu’il l’avait crue morte sur le bûcher. Mais face à la vérité élémentaire et imprévisible de cette créature – plus une déesse qu’une jeune fille – il sut qu’il s’était menti en s’imaginant pouvoir jamais être son compagnon.
Elle lui prit gravement l’épée tandis que sa furie s’éteignait aussi vite qu’elle s’était déclenchée. Et l’illusion créée par Virelai en fit autant, tandis qu’elle redevenait Katla Aransen. Mais ce délai s’avérait mortel : Tycho Issian, apparu au détour du couloir, fondait sur eux, lame brandie, suivi d’un contingent de gardes.
Katla prit le bras de Saro et ils se précipitèrent vers le coude suivant du passage – pour se retrouver dans un cul-de-sac : une porte, fermée. Katla en secoua la poignée, en vain. Ils se retournèrent pour affronter leurs poursuivants, l’épée haute.
« Mourir ainsi, dit Saro, les dents serrées, ce serait une bonne fin. » Il fut surpris de se rendre compte qu’il le pensait réellement.
Katla lui lança un sourire sauvage : « Prépare-toi à mourir, alors, mais n’oublie pas d’entraîner avec toi autant de ces bâtards que tu le pourras ! »
En constatant qu’ils avaient bien l’intention de se battre, Tycho Issian se laissa dépasser par ses gardes. Il ne lui avait pas échappé que la déesse qu’il s’était préparé à chevaucher s’était d’une manière ou d’une autre transformée en une épouvantable rouquine qui ressemblait à un garçon manqué. Son intérêt à la garder en vie s’était abruptement étiolé. « Tuez-les ! » ordonna-t-il. Et il laissa les miliciens à leur tâche. Il avait vu assez de sang pour la journée.
Malgré l’inégalité des forces en présence, ce n’allait pas être facile. Le passage était trop étroit pour que les soldats avancent à plus de deux de front. Katla fondit sur la première paire de gardes en hurlant comme une banshee. Un jet de sang brûlant gicla sur le visage de Saro, le faisant cligner des yeux, stupéfait et choqué. Il n’eut pas le temps de voir le lourd coup d’estoc qu’assenait Katla ou l’aspect répugnant de la cervelle à travers l’os fracassé, tandis que le premier garde s’écroulait et que le second l’attaquait lui-même. Par pur instinct, il releva l’épée empruntée et le métal grinça sur le métal. La force de sa parade lui engourdit le bras et il laissa presque échapper l’épée, mais le coup mortel avait été écarté. Il avait tendu la main pour retrouver son équilibre, et il effleura le bras de Katla. Il se sentit aussitôt envahi par une rage et une assurance qui n’étaient pas siennes, il le savait. Mais quelle qu’en fût la source, elles le sauvèrent. Avec une habileté et une rapidité qui n’auraient jamais été possibles au pire des élèves de Galo Bastido, il feinta sur la gauche, passa sous la garde du soldat et l’embrocha d’un coup si puissant dans le torse que l’air s’échappa en sifflant des poumons de l’homme tandis qu’il s’affaissait sur Saro.
Le trépas du garde figea Saro pendant de précieuses secondes pendant qu’il en absorbait la souffrance et le désespoir. Ce fut Katla qui, d’un coup de pied, écarta le mourant. Mais l’instant d’après, deux autres gardes s’étaient avancés à leur tour, et il en venait davantage derrière eux. Il fut bientôt difficile de trouver assez d’espace pour manœuvrer, avec la grande épée. En jurant, Katla la laissa tomber sur les dalles et s’empara plutôt d’une des courtes épées des morts. Elle en fit des moulinets si féroces que les hommes furent contraints de reculer d’un pas, puis de deux, et finalement ils se bousculèrent en perdant l’équilibre et en poussant des jurons. Quand la déroute fut complète, le sergent aboya un ordre et ils se pressèrent contre les murs, laissant le champ libre entre l’officier et leur proie.
Le sergent visa Katla de son arbalète, en ricanant : « C’est bien dommage de te tuer, ma jolie, peut-être qu’on devrait juste te blesser et s’amuser un peu. » Puis il dirigea son arme vers Saro. « Guère d’usage pour toi, mon garçon. Mes hommes n’aiment pas ça. » D’un geste lent et délibéré, il remonta le mécanisme.
Derrière le sergent, il se fit un mouvement dans les ombres, et soudain, la pointe d’une épée apparut sur le devant de sa tunique, qui changea rapidement de couleur, passant du beau bleu jétrain à un rouge sale et détrempé. Il s’effondra et sa silhouette massive fut remplacée par la forme souple d’un homme des collines, qui récupéra son élégante lame du désert avec une grâce économe. Derrière lui se dressait une figure sortie de cauchemars, aux dents effilées en pointe et luisant dans la pénombre. Puis un petit homme gras, un grand homme efflanqué et la haute silhouette d’un géant.
« Le combat est un peu plus égal maintenant, non ? » lança Mam, sarcastique. De brûlants relents de bière flottaient soudain dans l’espace étroit.
Les gardes se retournèrent pour se défendre, mais la moitié d’entre eux étaient encore plus ivres que les mercenaires, le reste à peine éveillé. Dans sa terreur, l’un d’eux se pissa dessus, alors même que deux lames l’embrochaient, de face, et dans le dos.
24. Le Creuset
Le messager de Forent arriva le jour suivant. Sa missive était aussi brève que pertinente. Une force expéditionnaire était prête à lever les voiles et n’attendait que la présence du co-commandant Tycho Issian, avec ou sans son sorcier. Malgré l’arrogance de ce qui était de fait une convocation, le sire de Cantara put percevoir la joie maligne de Rui Finco, et son impatience. Il avait un plan, il était assuré de son succès, ils devaient frapper au plus tôt.
Tycho Issian n’était pas convaincu. Encore enflammé par la vision de la femme métamorphosée, la nuit précédente, il se sentait encore tout bouleversé. Il devait capturer la Rosa Eldi s’il voulait demeurer sain d’esprit. Mais pour la garder, ils devraient infliger une défaite totale aux barbares. Et qu’était donc cette « pierre de mort » dont avait parlé l’intrus ?
« Une arme puissante… un artefact au pouvoir de vie et de mort… »
La simple idée l’en aurait fait rire, si le fils Vingo n’avait bondi pour frapper cet homme avant qu’il n’en eût dit davantage. Pour un garçon aux manières douces, il avait fait preuve d’un zèle meurtrier tout à fait admirable. Mais qu’il y eût été poussé par le désir de faire taire cet homme ou parce qu’il en avait compris l’origine étrangère, cela resterait sans doute un mystère. Qu’il se fût échappé était extrêmement dommage. D’un côté, il aurait été utile dans une poussée en territoire ennemi ; de l’autre, il aurait pu jeter quelque lumière sur cette histoire de pierre de mort. Tycho sentait un fourmillement dans ses doigts à l’idée de détenir une telle puissance ultime. Il ne s’était jamais considéré comme avide de pouvoir. Fervent, oui, et pieux. À eux deux, lui et le frère de ce garçon, Tanto, ils avaient amené des centaines d’âmes à Falla, par l’intermédiaire des bûchers, avant que l’infirme n’eût été si malencontreusement envoyé les rejoindre.
Mais combien d’autres ne serait-il pas en mesure d’offrir à la Dame s’il pouvait régner sur Elda tout entière ? Et comment mieux y parvenir qu’en mettant la main sur une arme magique ?
Puisque ce Saro et Virelai semblaient avoir développé des liens inhabituels d’amitié, Tycho avait pris la précaution de faire attacher le sorcier sur un chevalet pendant qu’il était encore inconscient. Avec la fuite de Saro, et puisque Virelai était par nature un couard, nul doute que quelques judicieux tours d’écrou lui arracheraient davantage d’informations sur cette pierre…
*
* *
« Il était obsédé, fou d’amour.
— Il ne parlait de rien d’autre.
— Tu te rappelles son expression quand je lui ai dit qu’elle était toujours vivante ? » dit Mam en se tournant vers Dogo.
« On aurait pu cuire un œuf dessus !
— J’ai cru qu’il allait sauter par-dessus bord et pousser le bateau à la nage jusqu’à Tomberoc ! »
Katla était assise, les yeux baissés. Elle ne savait que dire, ni comment réagir. Elle se sentait tout engourdie, stupéfiée. Au lieu de répondre, elle se retourna pour regarder Saro au fond de l’écurie, troussé comme une oie prête pour le four, un bâillon sur la bouche. Ses mains s’ouvraient et se fermaient, même s’il était profondément endormi. La nuit était froide, mais des filets de sueur lui coulaient sur la figure.
« Nous devrions simplement le tuer et le laisser là, suggéra-t-elle enfin. Ce n’est qu’un autre sale Istrien, en fin de compte. »
Persoa arqua un sourcil éloquent.
« Ne t’offense point, mon doux amour, dit Mam à mi-voix. Les tribus des collines sont seulement istriennes par raccroc. » Elle se pencha vers Katla. « Fillette, calme-toi. Je sais que tu as de la peine pour Erno, c’est notre cas à tous. Mais celui-ci devrait au moins nous rapporter un peu d’argent, et Altéa n’est pas très éloignée de l’endroit où l’on a emmené ta mère. C’est la providence, vraiment. Elle doit nous sourire. » Et elle régala la compagnie de son propre horrible sourire.
*
* *
« Et vous dites qu’il n’y a pas d’esclaves chez vous ?
— Pas de houris ?
— Eh bien… » Béra Rolfsen hésita. « … Nous n’avons pas d’esclaves, c’est la vérité. Nous avons des serviteurs, mais nous les payons pour leur travail, et nous les logeons et les protégeons pendant toute leur vie. Nous leur donnons souvent leur propre terre et du bétail. Quant aux dames que vous appelez des “houris”, eh bien, nous avons un autre terme pour les désigner…
— Et quel est ce terme, si je peux demander, Bé-ra ? »
Béra ne put s’empêcher de sourire dans sa robe noire qui couvrait tout, malgré l’inconfort du chariot et les circonstances plutôt désastreuses où elle se trouvait. « Euh… des prostituées.
— Et vos “prostituées”, elles apprennent les arts sacrés et adorent la Déesse avec les hommes qui viennent les visiter ?
— Un tel acte n’est en général pas considéré comme sacré dans mon pays, déclara Béra, un peu compassée. C’est plutôt un marché.
— Vous voulez dire, ils paient directement ces femmes ? »
L’intonation de son interlocutrice semblait déconcertée.
« Bien sûr. On ne le fait pas ici ?
— Jamais ! » L’autre était choquée. « Les femmes ne touchent jamais à l’argent dans mon pays ! C’est une souillure. » Elle s’interrompit puis murmura quelque chose en istrien à celle qui se trouvait près d’elle. Quand l’autre lui eut répondu, deux ou trois femmes se joignirent à la conversation. La première reprit enfin : « Hana dit qu’il y a des hommes qui reçoivent un paiement pour ce que nous faisons et ne le donnent pas aux autels comme ils le disent. »
Béra se mit à rire : « Je suis bien sûr qu’ils ne le font pas !
— Mais c’est très mal.
— En Eyra, déclara Béra avec fermeté, les femmes choisissent avec qui elles partagent leur intimité, et si on les paie pour cela, c’est leur affaire. Personne ne peut les contraindre sans être puni. Nos lois considèrent les femmes comme égales aux hommes, même dans le mariage. Nous sommes instruites en même temps que nos frères. Nous dirigeons notre maisonnée, nous possédons notre propre fortune et nous héritons de propriétés. Si un époux se révèle être un mauvais homme, sa femme peut en divorcer par déclaration. Je l’ai fait moi-même. »
C’étaient des nouvelles stupéfiantes. On dit enfin : « Vos hommes doivent être très faibles.
— Pas du tout. Ce sont des grands gaillards aux bras musclés, de farouches guerriers…
— Faibles d’esprit, je veux dire. »
Béra se mit à rire derechef. « Eh bien, ce sont des hommes, et ils ont leurs faiblesses, comme tous les hommes.
— Et pourquoi avez-vous “divorcé” d’avec votre homme ? »
Béra leur conta donc la triste histoire d’Aran Aranson et de son obsession, son désir avide de trouver le trésor, son rêve d’or, son amour de l’aventure, l’attrait de la légende de Sanctuaire. Comme il avait jeté toutes leurs ressources, financières et humaines, dans la construction de son navire. Comme leur fils aîné avait été perdu en mer. Comme leur île avait été laissée sans défense. Comme elles avaient héroïquement tenu leurs envahisseurs en respect, pendant si longtemps. Comment sa fille avait massacré plusieurs raiders. Comment sa propre mère avait péri, stoïque, dans les flammes.
Un silence respectueux suivit ce récit. Puis la femme répéta l’histoire, apparemment plus en détail, à celles qui ne parlaient que l’istrien. Elles eurent bientôt toutes des commentaires à ajouter.
La première femme se frappa la poitrine. « Féléna, dit-elle. Féléna Taro. Mon père m’a donnée à son frère et aux amis de son frère quand j’avais douze ans. Ils sont revenus souvent, et nous mangions mieux après. Ensuite, quand j’ai eu quinze ans, il m’a donnée aux Sœurs de Falla. J’ose dire qu’il a fait de l’argent avec ça aussi », commenta-t-elle sombrement. « Téria, là, raconte qu’elle a adoré la Déesse avec plus de trois cents hommes. Ses efforts ont dû rendre quelqu’un très riche. Finita a un frère idiot qui peut à peine faire une addition ou écrire deux mots. Et pourtant c’est lui qui a hérité de toutes les propriétés de la famille, tandis qu’elle, on l’envoyait au marché aux esclaves. Et le père d’Hana est un seigneur qui a perdu toute sa fortune au jeu et l’a pariée avec le reste. Il l’a échangée pour le prix de deux chameaux. Deux chameaux ! »
L’outrage avait rendu sa voix plus aiguë. Elle reprit : « C’est tout ce que nous valons, pour eux. S’ils ne peuvent pas avoir une bonne dot, ils prendront n’importe quoi d’autre. Ils se moquent éperdument de notre bien-être. Dans certains endroits du pays – les Bois-Bleus et les Skarns – on laisse les bébés filles sur les collines pour y mourir, comme nourriture pour les loups et les renards, elles valent si peu. Mais il y a des hommes qui trouvent leurs filles plus précieuses. Finita dit que la pauvre fille de la Dame de Cantara a été enlevée par des brigands à la Grande Foire, l’an dernier, et c’est pour ça que son fils, le sire Tycho Issian, a lancé une guerre sainte contre votre peuple. Il le fait pour la ramener. Et pour libérer vos femmes des pratiques barbares du Nord, pour vous ramener, vous toutes, à la Déesse. »
Béra renifla avec dédain. « Des pratiques barbares, en vérité ! Je crois que ce sont les Istriennes qui ont besoin d’être libérées, pas les femmes des îles nordiques ! Et puis, votre pieux seigneur, là, c’est celui qui a essayé de faire jeter ma fille Katla au bûcher, à la Grande Foire, parce qu’elle était venue dire ce qui était réellement arrivé à sa fille Sélène. »
Elles étaient toutes intéressées, à présent : « Et s’il vous plaît, dame, quoi elle être arrivé ? » demanda l’une d’elles, maladroitement, dans l’Ancienne Langue.
« Eh bien, mais ce ne sont pas les braves hommes du Nord qui l’ont capturée ! Elle a été violée par l’homme qui devait être son époux, un certain Tanto Vingo… »
Cela suscita des sifflements et des claquements de langues, ainsi qu’une vague de commentaires, davantage de questions, davantage de réponses. Malgré les remontrances de leurs geôliers, elles se livraient encore toutes à des conjectures fascinées et à un débat animé quatre jours plus tard, lorsque le chariot arriva à Cantara.
*
* *
« Va-t-il jamais se réveiller ? »
Rahë arpentait la salle principale de la caverne, spectaculairement exaspéré, en s’arrêtant de temps à autre pour contempler le corps tendu d’Aran Aranson.
Ma Hallasen – Ilyina – sourit intérieurement. Elle connaissait trop bien son époux. Il partirait d’ici le plus vite possible à la poursuite de sa pâle captive aux cheveux d’or si son navigateur était éveillé et capable de manier une rame. Elle prenait plaisir à la subtile torture qu’elle lui infligeait. En feignant de vérifier la condition de l’Eyrain, elle se pencha sur la couche et passa une main sur le front de celui-ci.
« Comment vas-tu, Aran Aranson ? » dit-elle à mi-voix, tandis que ses doigts nouaient dans les cheveux de l’Eyrain des nœuds secrets qui le garderaient endormi pendant au moins une semaine de plus. Elle devait arracher une promesse à Rahë avant de lui permettre de repartir, mais il n’était pas encore assez frustré pour accéder à sa demande. Une autre semaine ferait l’affaire, sans aucun doute. Il n’avait jamais été un homme patient, le Maître, malgré la longévité de leur race, et il ne semblait pas s’être amélioré avec l’âge.
*
* *
Ne bouge pas avant que je ne t’aie bien reniflé.
La voix grondait dans sa tête, aussi inéluctable que la mort, aussi se tint-il absolument immobile, à peine capable de respirer. Se trouver presque nu en ce lieu terrifiant était déjà assez terrible, mais devoir subir les dangereuses attentions de cette créature aux crocs acérés, c’était une épreuve de trop après son long et dur voyage.
Je connais ton odeur…
Une forme ténébreuse se mouvait autour de lui. Son énorme mufle frémissait de curiosité et ses immenses yeux ambrés semblaient tournoyer dans l’obscurité, comme si la bête avait cherché dans toutes les odeurs qu’elle avait jamais senties.
Tu sens comme lui, mais tu n’es pas lui, dit-elle enfin dans son esprit. C’est aussi bien. Car si tu avais été lui, j’aurais dû te dévorer la tête.
Une brève pause s’ensuivit, le calme avant la tempête. Puis il y eut un autre vaste grondement qui résonna dans les os de son crâne en lui faisant battre le cœur plus vite ; ses jambes se raidirent pour la fuite, mais il se rendit compte que ce grondement n’annonçait pas un bond meurtrier : le monstre s’amusait d’une plaisanterie qu’il était le seul à comprendre.
De toute sa longue vie, il n’avait jamais imaginé que les félins eussent un sens de l’humour.
Cela ne le rassurait nullement à propos de son nouveau compagnon.
25. La Flotte d’Invasion
Agrippé au plat-bord, Rui Finco contemplait la grisaille sans répit : le ciel gris, les rangées de vagues grises qui s’étiraient interminablement vers l’horizon. Ses mains étaient blanchies aux articulations. Non qu’il eût peur de l’inconnu, car il avait déjà traversé cet océan ; et ce n’était pas non plus le mal de mer – il n’en souffrait apparemment point. Non, c’était l’embarras qui causait cette tension, à l’idée de la scène qui s’était déroulée sur le quai la veille, une certaine irritation devant ses propres manquements.
Il n’avait pas assez réfléchi aux aspects pratiques du voyage, il devait l’admettre. Il n’avait visité qu’une seule fois les chantiers navals de Forent pendant les longues semaines où Mortèn Danson avait supervisé la construction de la flotte d’invasion. Et cela avait été assez tôt, alors que les vaisseaux n’étaient guère plus que des quilles incurvées. Il avait judicieusement hoché la tête, en admirant les lignes épurées du bois, le travail habile des manœuvres, mais il avait pensé à autre chose. À des rêves de grandeur et de richesses. Des rêves de pouvoir.
Et lorsqu’il avait longé le quai avec le constructeur de bateaux eyrain, la veille, en se préparant à embarquer, il avait posé une question extrêmement stupide : « Où est mon vaisseau amiral ? » avait-il demandé avec brusquerie, en accordant un bref regard dédaigneux aux vaisseaux de transport de troupes, avec leurs bancs de nage et leurs empilages de caisses d’armes.
« Eh bien, mais là, mon seigneur », avait répliqué Mortèn Danson avec fierté. Il désignait un grand navire à la belle proue, aux lignes fines – et totalement dépourvu d’abri ou d’aucun signe de confort.
« Ça ? » Il s’était arrêté net, bouche bée. « Où sont les cabines ? Y a-t-il davantage d’espace sous la ligne de flottaison, que je ne puis voir ? »
Vingt ans plus tôt, pendant la dernière guerre avec les Îles du Nord, il avait traversé la mer dans un solide vaisseau istrien de conception ancienne, une galère à trois ponts avec deux cents esclaves enchaînés à leurs bancs de nage dans la cale et dans les parties extérieures du second pont, au cœur duquel résidaient les quartiers d’habitation confortables, les salles de cartes et les cuisines bien équipées. Seuls les membres d’équipage des rangs les plus inférieurs passaient leur temps sur le pont, en proie aux intempéries.
Malheureusement, de tels vaisseaux ne servaient qu’à la parade et au harcèlement rapproché. En tant que navires de guerre de haute mer, ils étaient sans utilité aucune. Instables, sinon sur mer calme, impossible à manœuvrer sinon dans les passages les plus larges et les plus profonds, l’essentiel de la flotte avait coulé avant même d’atteindre son but.
C’était pour cette raison qu’il avait pris la peine de capturer un maître artisan des îles nordiques pour concevoir une flotte qui résisterait à la traversée de ces mers houleuses. Mais en dehors de cela, il avait manqué d’imagination. Il n’avait pas pensé à des quartiers d’habitation ni à d’autres aspects plus quotidiens de l’entreprise.
« Je ne puis traverser l’océan dans… ça ! Où dormirai-je ? Comment aurai-je la moindre intimité ? Et puis… (la véritable implication de la chose l’avait soudain frappé) … je serai trempé, et gelé ! »
Mortèn Danson avait tourné vers lui un visage ébahi. « Le bateau est ce qu’il est, mon seigneur. Ce que je pouvais créer de meilleur dans les délais impartis. C’est ainsi qu’on voyage dans mon pays, le roi comme les gens du commun… »
Il avait soudain écarquillé les yeux et Rui s’était retourné pour voir ce qui avait ainsi attiré son attention : un long train de serviteurs s’étirait depuis le château dans les rues pavées, transportant toutes sortes de fardeaux. À l’avant-garde, six esclaves titubaient sous le poids d’un grand lit à baldaquin, incluant les tentures de soie et une montagne de couvertures.
Derrière le seigneur istrien, on avait réprimé sans succès un éclat de rire. Rui Finco avait pivoté sur les talons avec une expression accusatrice, et Mortèn Danson avait hâtivement changé d’expression. « Si le temps est très mauvais ou s’il y a une dame à bord, les hommes d’Eyra montent parfois une tente ou un abri. Mais ils préfèrent en général naviguer léger et dormir dans des sacs de couchage faits de peau de phoque et de morse.
— De phoque ? De morse ? Nous n’avons pas de telles créatures dans le continent du Sud ! »
Le constructeur de bateaux avait paru réfléchir. « De la peau d’ours ou de mouton serait bien chaude, mon seigneur. » Il avait ajouté, après une petite pause : « Sinon particulièrement étanche. »
Rui avait poussé un gémissement, en faisant signe aux serviteurs de s’en aller. « Ramenez tout cela au château, imbéciles. Quelle place y a-t-il pour un tel luxe à bord d’un tel navire ? Idiots ! »
Il avait saisi le bras de Mortèn Danson, une étreinte impitoyable. « Un mot de ceci à quiconque et ta tête décorera ma proue, avait-il averti. Maintenant, va chercher une tente pour moi et une pour le sire de Cantara. Les hommes devront se débrouiller. Et tu as intérêt à en faire autant pour chacun des capitaines, ou il y aura probablement une mutinerie. »
Il se détourna des amples rouleaux marins pour examiner de nouveau son navire. Sous ses voiles gonflées, le vaisseau filait à la crête des vagues telle une chèvre de montagne. Il fallait au moins en créditer le constructeur de bateaux. Dans leur sillage écumeux, le reste de la flotte s’étirait jusqu’à disparaître au loin. Pour la première fois depuis l’intense embarras éprouvé sur le quai, Rui Finco sentit son cœur se dilater de fierté. Il était là, maître de sa destinée, à la tête d’une force d’invasion menée avec une habile ruse en Eyra pour venger l’honneur de sa famille perdu depuis si longtemps. Il regarda la tente de cuir dans laquelle il avait introduit en secret ses paquets de couvertures de soie et de laine, un peu de vin, une lampe et sa liasse de cartes et de diagrammes. Il réussit à sourire. Il jouirait de quelques plaisirs et d’un certain confort pendant le voyage, lui, au moins. Au contraire du malheureux bâtard qui se tenait au milieu du bateau, vomissant tripes et boyaux par-dessus le plat-bord. Avec un large sourire, il laissa le commandement du vaisseau à son capitaine et se réfugia dans son abri de cuir.
*
* *
Le malheureux bâtard était Virelai, qui trouvait le mouvement du vaisseau impossible à endurer. C’était étrange, pensait-il dans les rares moments de lucidité qui séparaient deux vomissements, qu’il n’eût point enduré cette torture au cours de sa fuite de Sanctuaire, dans sa minuscule embarcation qui avait été bien plus livrée à la merci des vagues que ce grand navire. Depuis qu’ils étaient partis, la veille, il avait déjà cent fois souhaité la mort. Lui qui pendant sa brève existence avait rarement connu des sensations physiques extrêmes, il se trouvait maintenant en proie à des nausées ravageuses, des migraines abominables et des maux d’estomac à grincer des dents. Il ne s’était jamais senti aussi mortel, même en subissant les attentions de Tycho Issian dans les donjons de Jétra.
Tout à sa poursuite de la pierre de mort dont avait parlé l’étranger défunt, le sire de Cantara l’avait fait jeter sur un chevalet. Tycho avait de toute évidence eu une trop piètre opinion de son courage et de sa volonté : pendant deux heures de torture, Virelai avait laissé son esprit se détacher comme son corps ne le pouvait point, et offert pour divertissement au noble istrien des fragments de berceuses qu’Alisha Alouette-du-Ciel avait chantées au petit Falo, des listes d’herbes aromatiques et le nom de tous les yékas et de tous les Nomades avec lesquels il avait jamais voyagé – ce qui était aussi proche qu’il l’osait de révéler à son tortionnaire où se trouvait la pierre de mort. Tycho Issian avait alors abandonné et l’avait fait délier sans lui infliger plus de dommages. Si le sire de Cantara avait possédé la moindre subtilité d’esprit, il aurait pu déduire la logique tordue de ces vaticinations, mais il était si obsédé, si impatient, qu’il ne pouvait tout simplement pas réfléchir. Il avait estimé que le sorcier ne savait rien, que l’étranger avait déliré, et que Saro lui avait brisé le crâne par pure détestation personnelle.
Dans la relative sécurité de sa chambre, pour ce dernier séjour dans la Cité Éternelle, jambes et bras en voie de retrouver l’essentiel de leurs sensations – d’une façon des plus pénibles après un engourdissement béni –, Virelai s’était étonné de son courage à ne point révéler ce qu’il savait. Pendant les jours suivants, il s’était félicité de sa loyauté envers Saro et Alisha, malgré la folie de celle-ci, de son intégrité et de sa force, des qualités qu’il n’avait jamais cru posséder. Puis, alors qu’il commençait de s’habituer à se voir sous un jour plus flatteur, il s’était retrouvé au milieu de l’océan dans ce répugnant navire secoué de toutes parts, en train de vomir sa nouvelle fierté par-dessus bord avec son dîner, son petit déjeuner et le repas de la veille.
*
* *
« Je vous le répète, c’est moi qui dois la ramener, pas vous ! »
Le sire de Cantara était presque couleur puce, une nuance bien visible même dans la lumière vacillante de la bougie. Il s’était introduit dans les quartiers privés du sire de Forent, sans avertissement et sans politesses préalables, pour exiger d’être le premier à fouler le sol étranger.
Rui Finco lui avait expliqué, avec un soin patient, que la première partie de son plan n’exigeait que lui-même et Erol Bardson. Tycho Issian avait explosé.
« Vous la voulez pour vous-même ! Je le sais, je le sais ! Vous voulez me la dérober et la baiser sous mon nez ! »
Le calmer sans démolir la tente de fortune requit un effort délibéré de la part de Rui Finco, ainsi qu’un violent coup de poing dans le ventre du sire de Cantara. Le souffle coupé, celui-ci s’affaissa sur la superbe literie, encore muet – faute d’air – mais en jetant autour de lui des regards de plus en plus soupçonneux sur les beaux habits de Rui Finco, l’élégant cercle d’argent qui retenait ses longs cheveux noirs et les conforts extravagants de la tente.
Il accusa enfin : « Si vous n’avez pas l’intention de la prendre, pourquoi tout ce luxe ? »
C’était une juste raillerie. Mais Rui Finco n’était ni juste ni patient. « Regardez-vous ! » répliqua-t-il. « Cette mission exige discrétion et secret, et non une déraisonnable tête chaude. Si vous ne faisiez qu’entrevoir la dame en question, vous seriez assurément englouti par vos appétits charnels, et où serions-nous ? Notre tête doit gouverner notre cœur – et le reste de notre corps – ou toute cette entreprise n’aura servi à rien. Et puis, je suis déjà allé à Halbo et j’en connais un peu la géographie… »
Il n’ajouta pas que cette unique occasion s’était rencontrée vingt ans plus tôt, avant qu’il n’eût été fait prisonnier par Ashar Stenson en personne pour en être relâché lorsque, afin d’éviter le sort des autres nobles et de leurs fils, c’est-à-dire être écartelé et éparpillé à tous les vents par l’infernal engin du roi eyrain, il avait prétendu de manière ignominieuse être un marin ordinaire obligé de servir dans la marine istrienne, et avait été renvoyé sur l’un des quelques vaisseaux survivants avec un message pour l’Empire du Sud.
« … et j’ai réussi à extorquer au duc de Vastelande certaines informations sur des passages secrets menant dans la capitale nordique. Dupliquer ces efforts serait tout à fait superflu. Je ne suis d’ailleurs pas certain que vous soyez assez séduisant pour persuader sa seigneurie de vous divulguer ce qu’il a appris avec tant de peine. Mais je vous promets que je vous livrerai la Rose du Monde dès que je le pourrai. Elle ne m’intéresse aucunement. Vraiment.
— Vous me jurez que vous ne la toucherez pas ?
— Je le jure.
— Par tout ce qui est sacré ? Par Dame Falla elle-même ?
— Par le conin ardent de Falla, je le jure. »
Tycho Issian lui adressa un regard furibond : « Reprenez ces paroles, blasphémateur ! »
Rui Finco arqua un sourcil : « Le serment intégral ? »
Les dents serrées, le sire de Cantara se releva et sortit de la tente avec tant de violence qu’il semblait devoir l’entraîner avec lui.
*
* *
« Compte tenu de mon antipathie envers les sorciers, tu peux te demander pourquoi j’ai insisté pour t’avoir à bord de mon vaisseau. »
En proie à une nausée désespérée, Virelai n’osait ouvrir la bouche pour répondre au sire de Forent. Il se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment, essayant de toutes ses forces de feindre un intérêt pour ce que l’autre avait à dire.
Rui Finco glissa rapidement la tête par le rabat de la tente, s’assura que l’équipage était autrement occupé puis revint à l’intérieur et ferma le rabat. Il donna un tour à la lampe pour en allonger la mèche. L’atmosphère de la tente parut aussitôt plus chaude et plus confinée. Virelai se sentit saisi de vertige.
« Je comprends aux rapports du sire de Cantara que tes talents se sont considérablement améliorés depuis notre dernière rencontre. »
Le malaise de Virelai augmenta, si c’était possible.
Rui Finco l’observa avec attention de ses yeux noirs calculateurs. « J’ai entendu dire que tu as perfectionné ta capacité de… modifier la nature des choses… et même des gens. » La tête penchée de côté, il attendit la réponse du sorcier.
Virelai avala sa salive, passa une main sur son front couvert d’une sueur froide. Que lui avait donc fait Alisha avec cette pierre ? Il ne s’était jamais senti aussi mal de sa vie. Le navire rencontra une grosse vague, tangua et roula. Virelai trébucha vers l’avant. Le sire de Forent l’arrêta d’une main, le repoussant sur le lit de fortune.
« Mets-toi la tête entre les jambes et respire profondément », dit-il, presque avec bonté. Virelai obtempéra. Quand il s’en sentit capable, il se rassit en se redressant. Rui Finco lui tendit un gobelet. « Bois. »
Virelai renifla le contenu du gobelet avec suspicion, mais ce n’était que de l’eau. Il la but tout en observant le sire de Forent par-dessus le rebord du gobelet. Rui prit celui-ci et y versa une autre rasade. La main de Virelai se tendit spontanément mais le sire de Forent écarta le gobelet.
« Change-la en vin », ordonna-t-il.
Virelai le dévisagea. Dans sa présente condition, il ne voulait même pas sentir une odeur de vin mais il savait ce qui arrivait lorsqu’on refusait quoi que ce fût à cet homme. Il alla chercher le souvenir le plus détaillé qu’il pût trouver, prit le gobelet des mains de Rui Finco, ferma les yeux et se concentra pour oublier sa nausée. Changer de l’eau en vin, c’était une chose, en faire du vomi, c’en était une autre…
26. Le Roi du Nord
« Nul n’a vu Erol Bardson depuis des semaines. Sire. »
Ravn Asharson poussa un lourd soupir. S’il y avait un sujet qu’il ne voulait pas voir aborder de nouveau, c’était cette obsession du duc de Passorage pour son déplaisant cousin et la conspiration extrêmement élaborée à laquelle celui-ci était censé participer.
« Il lèche probablement ses plaies dans sa forteresse du nord et se fait discret, s’il a le moindre bon sens.
— Il ne se trouve pas à Vastelande. »
Ravn tourna vers son vieux serviteur un regard où s’allumait une petite étincelle de curiosité. « Comment le sais-tu, Bran ? Y es-tu allé ? »
Passorage grommela dans sa barbe.
« Quoi ?
— Des espions, Votre Majesté.
— Des espions ? » Ravn s’assit brusquement plus droit, stupéfait. « Vous avez vos propres espions ?
— Ce sont les vôtres, en vérité, Ravn. Ou ceux de votre défunt père, en tout cas. Si vous vous intéressiez un peu plus aux affaires de l’État, ou de la chancellerie, vous le sauriez. »
Ravn leva les yeux au ciel, tout en imaginant des vieillards délabrés, survivants de l’ancien régime, en train de traîner leurs membres arthritiques dans des buissons détrempés, échouant à escalader des murailles, écoutant à des portes d’une oreille à demi sourde, et rapportant de manière erronée ce qu’ils avaient mal entendu. Il eut un large sourire.
« Et que disent donc mes espions, Bran ?
— Qu’on ne le trouve dans aucun de ses repaires habituels. Que nul n’en a vu la moindre trace sur le continent depuis qu’il s’est échappé. Qu’aucun des navires revenant des Îles-Belles ou d’Ostenave n’en rapportait des nouvelles. Que même sa pupille ignore où il est…
— Tu te fierais à cette petite coquine ? »
C’était une fille rusée, la fille d’Erol, avec son joli visage de renarde et son corps souple. Il ne l’avait jamais mise dans son lit, s’il y avait vaguement songé au cours des années précédentes. Mais même son sens politique atrophié l’avait prévenu contre une telle intimité.
« Nous l’avons… questionnée, Sire. » Passorage fixait le mur derrière Ravn en évitant avec soin de croiser son regard. La fille avait été pleine de défi au début, puis elle avait pleuré et hurlé en maudissant le roi, son épouse-troll, son enfant-troll et tout le reste. On avait essayé de ne point trop l’endommager, même si elle s’était montrée dure. En fin de compte, elle s’était évanouie, et il n’avait pas eu le cœur de poursuivre l’interrogatoire. « Elle ne savait rien. Mais quelqu’un à Halbo l’a aidée à s’enfuir, quelqu’un qui connaît assez les passages secrets autour du château et dispose des fonds suffisants pour faire disparaître le gardien du donjon. Cela me parle d’argent, de pouvoir et d’une conspiration, mon seigneur.
« Et tu es certain que le gardien du donjon n’a pas lui-même accepté le pot-de-vin d’Erol pour s’enfuir avec lui ?
— Nous avons découvert ses restes ce matin, Sire. Échoués sur un des îlots, plus haut sur la côte. Il y a été poussé par les courants qui viennent de l’ouest du port. D’après son état, il se trouvait dans l’eau depuis des semaines. »
Ravn fronça le nez. Puis il haussa les épaules.
« Il ne servait pas à grand-chose, ce vieux Flinn. Plus sac à vin que soldat, ces derniers temps, à ce que j’ai entendu dire. »
Passorage haussa un sourcil. À certains moments, son roi le surprenait. Ravn semblait naïf et superficiel, uniquement occupé à baiser des filles et à s’adonner aux plaisirs que permettaient un accès sans restriction aux coffres et aux celliers royaux, mais de temps à autre il laissait échapper une observation qui prouvait qu’il y avait une autre facette chez lui.
« Je sais parfaitement qui a aidé Bardson à s’échapper. »
Passorage s’assit comme si ses genoux s’étaient subitement dérobés sous lui. « Vous le savez ?
— Oui. »
Le duc attendit, mais Ravn se contenta de faire tourner le liquide doré de son gobelet en le levant vers la lumière. « J’aime ces objets en verre, Bran. On peut voir si c’est de la pisse de cheval qu’on boit, ou de la bonne bière. Est-ce Céra qui en a fait don, ou Jétra ? »
Passorage écarta d’un revers de main cette remarque non pertinente. « Eh bien, qui est-ce, alors ? J’ai passé des semaines à essayer de découvrir le traître, et vous dites que vous le saviez tout du long ? Dites-le-moi, pour l’amour de Sur ! »
Ravn sourit : « En temps utile, Bran, je le ferai. » Il se tut en constatant la mauvaise humeur croissante de son vieux serviteur. « L’homme est trop rusé pour s’être enfui par bateau de Halbo. Tu n’as pas vérifié les registres du maître du port à Belle-Eau la nuit où Erol s’est échappé, je suppose ? Pour voir si des bateaux en sont partis sans prévenir ? »
Le duc émit un grognement, puis secoua la tête.
« Eh bien, qu’attends-tu ? Jette sur un cheval l’un de vos antiques espions et envoie-le s’informer. Et maintenant, laisse-moi à ma bière et reviens quand tu auras des sujets plus intéressants à aborder. »
*
* *
« Je jure que ce bébé m’a adressé un clin d’œil pendant que le tailleur ajustait le corsage de ma nouvelle robe, hier.
— Ne sois pas sotte, Herga, il avait probablement quelque chose dans l’œil.
— Mais as-tu vu ses yeux ? Ils sont vraiment très étranges. Je n’ai jamais vu une telle couleur chez aucun enfant. Pourpre comme la bruyère, presque violets !
— Tu deviens donc bien poétique dans ton vieil âge, Herga !
— Je n’ai pas encore trente ans ! Surveille ta langue, Firi Edelsen. Mais tu as sûrement remarqué quelque chose à propos de cette créature – j’hésite à l’appeler un bébé. »
L’autre femme devint pensive. « Ah… il est plutôt grand pour son âge. Un garçon très solide. Mais on devrait s’y attendre chez un enfant de l’Étalon. Aucun des miens n’a pourtant jamais été aussi alerte à ce stade, je crois. Son regard vous suit partout avec tant d’attention…
— C’est déconcertant. » Herga jeta un coup d’œil aux alentours. « Mais tu sais, même si c’est trahison de le dire, je crois vraiment qu’il ne ressemble en rien à son père ni à sa mère !
— Herga…
— Chut, baisse la voix, Firi, ou tu nous attireras sûrement la malédiction de la sorcière. Mais penses-y bien : elle est tellement pâle, tellement mince, elle a les yeux aussi froids qu’une mer de glace. Il ressemble plus à son père, avec cette mâchoire… Mais son nez a une forme différente, et il n’a presque pas de menton. Et il est déjà aussi gros qu’un enfant de douze mois, ce qui n’est sûrement pas naturel. » Sa voix devint un murmure : « Dans certaines îles les plus lointaines, à ce que j’ai entendu dire, une femme qui a du mal à concevoir s’en va dans les collines à la pleine lune, se capture un lapin mâle, l’éventre avec un coutelas bien tranchant et le remplit avec ce qui appartient à son époux : des cheveux, des rognures d’ongles, et sa semence, bien entendu. Et alors… » – elle porta une main à sa bouche pour dissimuler ce qui allait suivre et qui n’était pas convenable – « … elle doit se le frotter contre… tu sais… là, en bas. »
Elle changea de position, mal à l’aise, en observant la répulsion qui se répandait sur les traits de son interlocutrice, une femme qui n’aurait pas su distinguer un cerf d’une biche, et moins encore en capturer ou en tuer un ; elle avait pu voir des lapins bien proprement dépiautés au marché de Halbo, et n’aurait jamais rêvé non plus de… eh bien… « Et puis après, reprit-elle avec vivacité, elle doit l’envelopper dans des bandelettes, le ramener chez elle et chanter pour lui donner la vie, toutes les nuits, quand tout le monde dort. Et alors, son ventre grossit comme si elle était enceinte de trois mois, et six mois plus tard, il naît un grand bébé mâle. » Elle fit une pause pour souligner ses paroles, en prenant plaisir à voir les yeux de Firi s’écarquiller d’anticipation. « Mais ce n’est pas un bébé ordinaire. Car lorsque la lune est pleine, il lui pousse de la fourrure et il va courir dans les collines… »
À ce dernier détail, Firi partit dans de grands éclats de rire. « Me dis-tu que l’enfant de la reine se verra pousser une petite queue blanche et de grandes oreilles, et qu’il ira sauter et trotter quand la lune sera de nouveau pleine ? »
Herga fit claquer sa langue, irritée. « Inutile d’interpréter littéralement ! Mais il y a de la magie à l’œuvre là-dedans, je te le dis. Et la Rose du Monde, avec cette chose qu’elle appelle son enfant, est sûrement au cœur de tout cela ! »
*
* *
La Rose du Monde s’était enfuie du château.
Elle avait aussi échappé, pour quelques instants du moins, aux limites de l’identité qu’on lui avait imposée.
Elle se tenait au bord d’une falaise qui dominait Halbo, offrant son visage au vent, couronnée de feu pâle par le soleil hivernal, elle regardait son monde et elle savait qu’il lui appartenait.
La mer s’étendait en contrebas, s’étirant avec un abandon apparemment sans bornes, un vaste miroir du ciel. Bientôt l’une et l’autre seraient siens, elle pouvait le sentir dans ses os. Bientôt lui appartiendraient aussi les mouettes qui planaient au-dessus de sa tête, flottant telles des âmes perdues dans l’air glacial, les plantes qui survivaient dans cette pente abrupte, les coussins d’acanthacées, de silène, de tormentille et de sureau noir, la couche herbeuse et tendre dans laquelle elles poussaient, et le sol mince et acide en dessous, et les vers, les centipèdes, les mille-pattes, les minuscules colonies de la vie qui œuvraient dans ce noir royaume, invisible aux yeux humains. Et le roc même du continent, avec son cœur battant de mica et de feldspath, ses veines et ses cavernes de cristal et de quartz, des filons qui couraient sous la falaise pour plonger loin sous les eaux de l’Océan du Nord jusqu’aux terres lointaines. Ils seraient à elles. Tout à elle.
Elle était Falla, elle était Féya, elle était la Rosa Eldi.
Mais plus que tout, elle était l’Âme du Monde.
Un grand calme l’envahit tandis qu’elle le comprenait et l’acceptait. Mais ce fut de courte durée. Car l’âme n’est qu’un aspect de toute créature, humaine ou divine, et la Rosa Eldi était séparée de ceux qui la complétaient : l’Homme et la Bête. Sans eux, elle dérivait tel un bateau sans amarres : elle avait une volonté, et un certain pouvoir, mais pour l’instant elle était à la merci d’autrui, là-haut, dans ce petit royaume rocailleux, et le reste de son être se trouvait de l’autre côté du monde. Pourtant, malgré la distance qui les séparait, elle savait que les deux autres étaient toujours en vie, elle pouvait les sentir comme une araignée au cœur de son univers de toile sent l’aile du papillon qui effleure les parties les plus lointaines de sa création.
Ils se retrouveraient. Pendant un instant, une grande force l’envahit. Ils se retrouveraient, et le monde regagnerait son intégrité. Je vous trouverai ! Ce cri muet jailli du centre de son être descendit le long de ses jambes solidement plantées dans le sol pour résister au vent tranchant, à travers la plante de ses pieds pressée sur le granit. Elle en sentit le message la quitter tel un rideau de flammes pour aller courir dans le roc.
Les yeux clos, elle le suivit dans le quartz et la couche de lave qui s’étiraient sous les vagues hérissées de l’océan. Il filait comme un feu de forêt pour s’enfoncer au cœur du monde. Un éclair de puissance la traversa, se diffusa dans son corps mince, le fit chanter d’une vie renouvelée.
Le bébé s’agita soudain dans ses bras, lui martelant la poitrine de ses petits poings comme pour repousser ce changement dérangeant. Et elle ne fut plus une déesse, seulement une mince et faible femme debout au sommet d’une falaise avec un enfant hurlant qui n’était pas le sien, des bras douloureux et tout un troupeau de servantes qui se plaignaient de leurs pieds fatigués, du froid, du rude chemin, de l’heure matinale, et ce n’était vraiment pas convenable pour une reine de se promener ainsi dans des espaces sauvages, sans la moindre préparation, sans un manteau, à une heure aussi indue, avec la pauvre petite chose affamée qui pleurait à ses mamelles vides. Pas étonnant que son époux lui tînt de moins en moins compagnie : la nouveauté s’était usée, et il en était grand temps !
Ce dernier commentaire ramena la Rosa Eldi à un aspect quelque peu moins divin de sa personne : « Je peux vous entendre ! »
Elle se retourna pour faire face à celles qui se plaignaient, et un silence surnaturel tomba sur leur petit groupe. Elle n’avait pas parlé très fort, mais elle avait usé de la Voix et les femmes étaient toutes tremblantes à présent, sans savoir pourquoi elles se sentaient effrayées et aux abois.
Mais c’était la vérité, se dit la Rosa Eldi. Ravn la quittait de plus en plus souvent pour se tenir avec les artisans des chantiers navals, son maître armurier et ses généraux. Elle était de son côté distraite par l’enfant, qui suscitait en elle un trouble indéfinissable. Et par les milliers de voix qui murmuraient dans sa tête, l’invoquant dans l’angoisse et l’extase, dans des conversations ou des méditations. Tout réclamait son attention. Et le sortilège par lequel elle s’était lié son époux s’était desserré. Si elle n’y prêtait attention, elle perdrait Ravn complètement.
Elle frissonna à cette idée. Elle devait retourner au château, à l’instant.
Elle se dirigea vers les servantes assemblées, tendit l’enfant à la nourrice et fit appel à ce qui lui restait de pouvoir.
« Il fait froid, je vous l’accorde. Et il vaudrait sans doute mieux pour nous retourner au château. Mais n’est-ce pas un jour magnifique ? »
Et en l’entendant parler ainsi, elles se rendirent compte qu’elle disait vrai. C’était vraiment une journée des plus magnifiques, même si de la neige tombait du ciel maussade, aussi serrée que des pétales de rose. Leurs douleurs s’effacèrent, leurs engelures cessèrent de les tourmenter, un sang plus chaud se diffusa dans leurs membres, l’air leur parut plus clair et plus éclatant. Sur le chemin du retour, les fleurs vivaces et les baies obstinées de l’hiver s’offraient dans toute leur splendeur. Les femmes souriaient et bavardaient en retournant à la porte ouest du château.
Mais pas le petit Ulf, qui contemplait de ses yeux violacés la femme responsable de ce miracle mineur et beuglait de toute la force de ses poumons.
*
* *
« Qu’est-ce qui te chagrine, ma Rose ? »
Quelques nuits plus tard, Ravn Asharson, l’Étalon du Nord, était agenouillé auprès de son épouse et écartait ses cheveux soyeux de son front plissé par une concentration inhabituelle chez elle. Il ne lui avait jamais vu cette expression ; elle semblait toujours sereine, indifférente au monde et à ce qui s’y déroulait. Même dans les soubresauts de la passion, elle paraissait étrangement paisible, une créature parfaitement à l’aise dans son élément, glissant sans effort sur un océan où d’autres coulaient et se noyaient. Il se dit, avec un soudain tressaillement de lucidité, que dans les dernières semaines cette femme qu’il appelait son épouse avait changé, et qu’il en ignorait la raison.
Elle le regarda bien en face, et il sentit son cœur se serrer tandis que son sang battait plus fort, comme toujours lorsqu’il était sous son charme. Ces yeux, se surprit-il à penser pour la millième fois, on pourrait s’y perdre à jamais…
« Beaucoup prient cette nuit, Ravn. J’entends leurs pensées qui se diffusent dans le monde. Ils emplissent ma tête comme des abeilles. Mais leurs paroles ne sont pas de miel… »
Il la dévisagea, ébahi. Elle prenait rarement l’initiative de la conversation mais avait une curieuse tendance à faire ce genre de déclarations obliques et déconcertantes. Il avait d’abord cru qu’elles reflétaient sa maladresse à manier un langage étranger : elle s’essayait à des concepts qu’elle ne pouvait correctement exprimer. Aussi hochait-il la tête d’un air encourageant et ramenait le sujet vers des domaines plus sûrs. Parfois, les paroles de la Rosa Eldi paraissaient absurdes, dépourvues de sens. Puis Ravn se demandait si elle avait tous ses esprits. Au début, il ne s’en était guère soucié, car pour dissiper les doutes qu’il aurait pu entretenir sur le choix de son épouse, il suffisait d’un unique regard de ces yeux vert-de-mer, d’un seul doigt sur sa joue. Il se diffusait ensuite dans l’ardeur de son désir et penser de manière cohérente perdait toute pertinence, une écume sur le flot de la passion.
Mais, ces derniers temps, il avait commencé d’en être inquiet. Une épouse folle, voilà qui ne serait pas bon. Raik Crin-de-Cheval avait eu une épouse folle. On l’avait enchaînée dans un cachot au pied des Sentinelles, disait-on, et on l’y avait laissée pourrir. Certains disaient qu’elle s’y trouvait encore – du moins en esprit –, pleurant et gémissant et faisant de terribles prédictions sur l’avenir du monde. Nul ne se promenait dans les étages inférieurs des tours après la tombée de la nuit : les Eyrains étaient un peuple superstitieux. Ravn avait toujours été fier de son pragmatisme et de sa tête dure en ce qui concernait ce genre de choses. Mais des histoires de vieilles femmes et des chansons absurdes lui tournaient dans la tête à présent, tel un vol de corbeaux. « À épouse folle, fils mol, à épouse en vilenie, enfants sans esprit » ; « Une épouse idiote fera des enfants idiots. » Et, le plus clair : « La folie se transmet par le sang. »
Cela l’amenait à observer son fils avec plus d’attention, ce qui était également dérangeant. Lorsque l’enfant se faisait mal, au lieu de pleurer comme l’eût fait n’importe quel enfant normal – pour être rassuré, pour exprimer sa douleur –, le petit Ulf semblait enfler jusqu’à devenir écarlate, les yeux exorbités : on aurait dit qu’il allait s’étouffer. Puis il attrapait l’objet le plus proche, n’importe lequel, et s’en servait pour frapper sans arrêt quiconque se trouvait à sa portée. S’il n’y avait personne, il retournait l’arme improvisée contre lui-même et se tapait jusqu’à provoquer des meurtrissures. La première fois qu’il avait agi ainsi, on s’était précipité, on l’avait cajolé en lui accordant beaucoup d’attention ; par la suite, c’était arrivé plus fréquemment. L’après-midi même, il s’était livré à l’une de ces crises silencieuses, attaquant avec une apparente furie Léta Aile-de-Mouette, à l’aide de la cuillère d’argent dont elle se servait pour essayer de le persuader de manger de la nourriture solide. Mais lorsque son père était entré dans la pièce, Ulf avait tourné vers lui son fascinant regard violet et, avec le plus grand calme, s’était mis à se taper sur la tête avec la cuillère, jusqu’à ce que Ravn, horrifié, lui arrachât l’ustensile.
Et pourtant, l’enfant était en bonne santé, parfaitement formé. La graine issue du corps de Ravn, l’héritier de son trône. Et de son étrange épouse.
Elle posa sa tête sur la poitrine de Ravn. Libéré du regard de ces yeux merveilleux, il sentit son esprit s’éclaircir. « On prie, ma Rose ?
— Certains prient pour leurs âmes. Et d’autres pour la victoire. Leurs femmes prient aussi, pour qu’ils reviennent sains et saufs. »
Ravn fronça les sourcils. « Ils prient pour la victoire… pour qu’ils reviennent sains et saufs… » Entendait-elle vraiment la voix d’autrui ? C’était impossible, assurément. Une vision, peut-être, un rêve qu’elle avait fait. Ce n’était pas inconnu dans les Îles, même si l’on en parlait peu. De telles voix prophétiques visitaient parfois les seithers. Mais une femme ordinaire ?
Au même instant, il se rappela que la Rosa Eldi n’était d’aucune façon « ordinaire ». Des questions se pressaient dans sa tête. L’ennemi pouvait-il planifier une campagne si longtemps à l’avance ? L’hiver était une saison dangereuse pour qui n’avait pas l’habitude du climat changeant de l’océan et, dans toutes les annales historiques, on n’avait jamais rapporté que les Istriens fussent connus pour se lancer dans ce genre d’entreprise. Ils n’étaient pas habiles à maîtriser vents et marées, ou à naviguer dans le brouillard ou les hautes eaux. Moins encore à construire des vaisseaux capables de subir les assauts de l’Océan du Nord. Quoique le climat eût été d’une douceur inaccoutumée, cette année…
Une pensée brusque et tranchante le traversa. « Dites-moi, ma colombe, prient-ils pour des mers clémentes ? »
Les mains de son épouse s’agrippèrent convulsivement à sa tunique.
« Oui, murmura-t-elle. Oui. »
27. Pour Dérober une Rose
Une petite embarcation se balançait sur la mer obscure. À bord, deux silhouettes étaient penchées sur leurs rames tandis qu’une troisième se tenait assise bien droite à la poupe, le visage masqué d’une collerette. La proue était ornée de ce qui ressemblait à un corbeau.
Puis la figure de proue s’envola et, au ras des eaux illuminées par la lune, elle disparut dans la nuit.
*
* *
On avait étalé des cartes sur toutes les surfaces disponibles de la pièce. Trois hommes les consultaient fiévreusement à la lueur vacillante de nombreuses chandelles. Deux d’entre eux étaient des vieillards à la longue barbe grise et aux cheveux nattés. L’un des deux n’avait qu’une main. Il tapa sur la carte de son moignon enveloppé de cuir.
« Je dis qu’ils vont probablement remonter la côte est et essayer de trouver un passage dans le Détroit aux Requins pour débarquer ici, à Grèvenoire. »
Egg Forstson avait l’air sombre. « Dommage que Ness ait laissé les fortifications se délabrer. » Il se tira la barbe. « Rappelle-moi pourquoi tu es de cet avis ? »
Passorage et son roi échangèrent un regard au-dessus de la tête courbée du duc de Shepsey. Puis, pour détourner le vieil homme de ce sujet malencontreux, Ravn se hâta de dire : « De fait, Egg, j’ai réglé le problème du Détroit aux Requins. »
Le vieux serviteur releva la tête : « Ah ?
— Je l’ai ramené sous la gouvernance de la Couronne.
— Mais la dernière fois que j’en ai entendu parler, il était plein de brigands. Des pirates, des corsaires, qui s’en servent pour leurs activités nuisibles. »
Ravn éclata de rire : « Attention à ce que tu dis, vieil homme. C’est de ma marine que tu parles.
— Votre marine ? » La voix du duc de Shepsey monta dans les aigus.
« D’où auraient pu venir tous ces navires, à Belle-Eau ? Pensais-tu que j’avais doublé ma flotte d’un clin d’œil, sans avoir sous la main un maître constructeur de bateaux ?
— Mais ils sont absolument indignes de confiance, Sire. Ils feront volte-face et s’enfuiront au premier signe de problème. »
Ravn haussa les épaules : « Il faudra voir. Et donc… (il se pencha de nouveau sur les cartes) … si les Istriens se rendent dans le détroit, ils devraient perdre un bon nombre des leurs avant de comprendre qu’un piège leur a été tendu. » Il émit un petit gloussement. « Nous avons laissé les ruines en place, Egg, au lieu de rebâtir – nous n’avions ni les moyens ni le temps ni les bras nécessaires pour réparer les tours, nous avons donc plutôt décidé de transformer leur délabrement en avantage. Les informations dont disposent les Istriens leur auront dit que les fortifications sont démolies, et le détroit sans protection. Mais j’ai envoyé une centaine de bons guerriers dans le Nord avec des balistes et de la poix. Si des bateaux essaient de forcer le passage entre les tours, la moitié de la flotte istrienne sera en feu avant que l’ennemi sache ce qui l’a frappé. Quant à l’autre moitié… » Il sourit. « Nous saurons leur approche avant même qu’ils n’aient une chance de traverser Noirelande. Ness a ses corbeaux et deux vaisseaux rapides. Si les intempéries ne les tuent pas tous pendant qu’ils franchissent les marécages, moi je le ferai, d’ici, de l’autre côté du Lac-à-Sur… » Il désignait la piste sur une autre carte, puis son doigt dessina un arc : « … tandis que Passorage et ses troupes les prendront à revers depuis Pied-du-Troll. »
Il se redressa en écartant ses mèches de ses yeux. Sous sa crinière noire, son visage était rosi, ses yeux brillants. Il n’avait pas eu l’air aussi… eh bien, il ne s’était jamais autant ressemblé depuis des mois, songea Egg Forstson.
Irrité cependant de ne pas avoir été consulté à propos de ces plans, il releva un menton pugnace. « Et s’ils foncent droit sur Halbo ? »
Même Passorage se mit à rire devant cette idée ridicule. Tout le monde savait la cité impossible à prendre.
*
* *
Alors que la petite embarcation touchait aux rochers qui se trouvaient en contrebas de la Sentinelle, le bruit de son arrivée fut étouffé par les tampons de liège qui en doublaient les plats-bords. Il commença à neiger. Une neige légère d’abord, de minuscules flocons qui fondaient au contact de la peau et de la mer, puis de grands et doux rideaux blancs. Les deux rameurs rangèrent leurs rames et les trois hommes demeurèrent assis. Ils attendaient. L’eau clapotait contre la coque ; de l’eau ruisselait du rocher sur lequel reposait la tour, et la masse imposante de celle-ci s’élevait plus haut qu’un promontoire. Des petites lumières y apparaissaient çà et là, parfois vacillantes, parfois immobiles.
Virelai contemplait la tour, plongé comme dans un brouillard dans une appréhension glacée. Ce n’était pas seulement le trajet depuis le grand bateau jusqu’à la falaise, il en était certain, mais autre chose, quelque chose de contre-nature. La tour elle-même ? Elle semblait assurément trop haute et trop scintillante pour avoir été édifiée par des mains mortelles. Peut-être les anciennes légendes étaient-elles vraies et des géants avaient-ils bel et bien vécu dans cette contrée avant les hommes d’Eyra. Une plus grosse vague vint les soulever, la barque tangua – et Virelai sut que, quelles que fussent les horreurs qui les attendaient éventuellement dans la tour, il préférerait infiniment les affronter plutôt que d’être à la merci de l’eau noire et de ce qui se tapissait dans ses profondeurs.
Une nouvelle lumière apparut à travers le blizzard, plus proche que les autres. Elle se déplaçait en tressautant, un rythme suggérant que le porteur se dirigeait vers eux. Les trois hommes la regardèrent, fascinés, même si le sorcier remarqua que ses deux compagnons avaient rejeté leur manteau afin de pouvoir plus facilement tirer leur épée. Cela ne le rassura pas. À quoi pouvaient bien servir des épées dans un petit bateau comme celui-ci ? Un mouvement mal calculé et une bonne épée bien lourde vous emporteraient dans une tombe liquide telle une ancre lancée d’une main sûre.
Il y eut un vrombissement d’ailes et quelque chose effleura sa nuque, puis sa joue comme il se retournait dans sa panique – trop vite : l’esquif tangua plus férocement et Rui Finco maudit Virelai dans un murmure, lui promettant des châtiments atroces. Virelai ne doutait nullement qu’il mettrait sa menace à exécution. Il cligna des yeux pour chasser des larmes, et soudain la noirceur devant lui se condensa en prenant la forme d’un corbeau : celui du Nordique, revenu se percher sur son épaule. La vague lueur de la lune accrochait un éclat terne à l’œil noir et rond qui le fixait d’un air inquisiteur. Puis la lumière devant eux devint une flamme, et le sorcier vit que c’était une silhouette sombre dans les rochers, une petite lanterne tenue à bout de bras. Une femme, fut-il surpris de découvrir. Une vieille femme dont la lampe illuminait les yeux foncés et des bajoues où rides et plis suggéraient une nature amère.
« Eh bien, venez là où je puis vous voir », dit-elle à voix basse, et son intonation n’était pas très accueillante.
Virelai passa le premier, se déplaçant de côté comme un crabe, en s’accrochant à des algues, à des parois lisses, à des berniques, dans son désir désespéré de quitter le bateau. Erol Bardson le suivit d’un seul bond athlétique, avec son corbeau qui déployait ses ailes afin de conserver son équilibre. Le sire de Forent arriva en dernier.
La vieille femme tendit la lampe pour voir ses traits et recula brusquement, le visage transformé en un masque de répulsion. « Vous ! siffla-t-elle. J’aurais dû savoir que ce serait vous qui mordriez à l’hameçon du traître. Vous lui ressemblez, soyez maudit ! Jurez-moi maintenant que vous ne direz rien à Ravn de son origine. Tuez-le vite et sans bruit si vous le devez. Jurez-le-moi, ou vous le regretterez. »
Rui eut un sourire froid : « Eh bien, mais vous devez être la dame Auda », dit-il d’un ton léger, dans la langue eyraine qu’il avait si assidûment pratiquée pendant toutes ces longues semaines. « Ma mère vous a causé grand tort, je le crains. Le coucou est-il dans son nid ?
— Il se trouve avec ses nobles dans la salle des cartes, au sommet de la tour ouest du château.
— Et la dame ? »
Auda le dévisagea, les yeux étrécis : « Vous l’embrocherez aussi ? »
C’était une façon comme une autre de décrire la chose, sans doute. Il hocha la tête : « Ah, oui, nous la prendrons aussi. »
La vieille femme secoua la tête : « Dans ses appartements. Erol sait où. » Elle réfléchit un moment. « Et vous pouvez égorger cet enfant-troll, pendant que vous y êtes », ajouta-t-elle d’un ton brutal. Elle jeta un coup d’œil au corbeau et, sans qu’elle eût parlé, il s’envola de l’épaule d’Erol Bardson pour se poser sur la sienne. Elle se détourna alors et le grand cercle de lumière dorée la suivit, les laissant chercher leur chemin à tâtons le long des rocs glacés que la neige fraîche rendait glissants, tandis que la mer avide écumait en contrebas. « J’espère que vous avez des renforts, lança la vieille femme par-dessus son épaule. Il faut plus qu’un traître, un noble renégat et un garçon malingre pour s’emparer de Halbo. »
*
* *
La Rose d’Elda les sentit approcher avant même qu’ils ne fussent entrés dans la forteresse. La sorcellerie qui se manifestait au pied de la Sentinelle la fit frissonner lorsqu’elle la perçut. Rahë… Quelque chose qui appartenait au vieil homme avait pénétré dans son domaine, cette magie portait sa signature, elle la connaissait trop bien. Il y avait autre chose, cependant, plus familier et pourtant absolument étranger. Bëte ? Elle lança la question à travers les murailles du château, sans obtenir de réponse. Pas la chatte, alors… Elle s’appuya au support du baldaquin.
« Ma dame ? » Léta Aile-de-Mouette observait la reine des îles nordiques avec curiosité, mais sans grande sympathie tandis que celle-ci vacillait, les yeux clos, son visage parfait légèrement tendu par une expression de douleur. « Qu’y a-t-il ? »
La Rosa Eldi pouvait à présent entendre la voix des intrus grâce à son ouïe surnaturelle, plus fine que celle d’un chat, plus sensible que celle d’une chauve-souris. Elle entendait aussi les voix des gardes qui laissaient passer les hommes sans les interpeller. Elle savait que ceux-ci n’étaient pas ce qu’ils semblaient être, mais ne pouvait reprocher leur erreur aux gardes. L’illusion était une magie élémentaire, évidente aux initiés. Mais pour un simple soldat, elle pouvait égaler en puissance le sortilège qui avait précipité une déesse dans la servitude. Elle serra les poings.
« Je vais très bien », répondit-elle avec douceur, même si les questions se bousculaient dans son esprit. Que faire ? Donner l’alarme et provoquer la violence qui les écraserait tous ? C’était le troisième homme qui la faisait hésiter, celui d’où la sorcellerie coulait telle l’eau d’une passoire. Plus il se rapprochait mieux elle le percevait : il avait peur mais il était contraint d’obéir, et plus dangereux que ne le savaient ses deux compagnons. Ils venaient pour elle, elle en était certaine. « Emmène le petit Ulf dans la nurserie, ordonna-t-elle. Reste avec lui, ferme la porte, sois aussi tranquille qu’une souris. Ne sors pas, quoi que tu entendes ou voies, me comprends-tu ? »
Elle usait de la Voix. Les yeux opaques, la fille prit l’enfant qui se tordit dans ses bras pour fixer sur sa soi-disant mère un regard sombre et venimeux. Puis Léta ouvrit la porte de la nurserie et s’y rendit avec lui.
La Rosa Eldi laissa échapper un soupir, de soulagement ou de crainte, ou peut-être destiné à concentrer tout son pouvoir, on n’aurait su le dire.
Quelques instants plus tard, la porte de sa chambre s’ouvrit, et deux hommes en franchirent le seuil.
*
* *
Agrippé à la proue du navire, Tycho scrutait le blizzard comme si par la seule force de sa volonté son regard avait pu illuminer la scène qu’il désirait si désespérément voir. Maudit soit Rui Finco pour l’avoir laissé à l’arrière ! L’homme était un libertin, un hédoniste, un pécheur de premier ordre. Comment pouvait-on se fier à lui en espérant qu’il ne toucherait pas une telle rose ? Tycho repoussa cette idée avec irritation, avant qu’elle ne devînt une image trop dérangeante. Chacun de ses souffles formait un nuage devant ses lèvres, mais il constata qu’il avait commencé de transpirer : un filet salé lui coulait de la tempe au coin de l’œil, une piqûre douloureuse. Il l’essuya furieusement d’un revers de main. Sa tunique lui collait à la peau. Il ne s’était pas correctement lavé depuis presque un mois. Lorsqu’il leva un bras pour attraper un cordage, alors que le vaisseau roulait sur une vague, son aisselle puait le vieux chien.
Dégoûté, il retourna en titubant vers l’abri de sa tente en attrapant au passage un seau d’eau de mer et, malgré l’air glacial, il se dévêtit et se frotta jusqu’à ce que sa peau en devînt rouge et irritée. Il ne pouvait se présenter à la Rose dans un état aussi répugnant, il devait se purifier. Plus facile à dire qu’à faire. Un coup d’œil lui montra son érection, à angle droit avec son ventre, raide, rouge, toujours prête à exploser. Alors que d’autres se plaignaient que leurs parties rétrécissaient dans le froid et que leur vit disparaissait, il était toujours aussi affligé que la première fois où il avait posé son regard sur la Rosa Eldi.
La pensée importune se glissa de nouveau dans sa tête : Comment Rui pourrait-il ne pas en être affecté ? Il m’a laissé ici parce qu’il pensait que je perdrais la tête. Mais je m’accommode de ce désir depuis près d’un an, et lui n’a aucune expérience du don de séduction de la Rose, il ne s’y attend pas, il ne pourra se défendre. Il en sera anéanti.
L’image se forma, malgré ses efforts pour la bloquer : la Rose du Monde écartelée sur un lit couvert de fourrure, sous les fesses musclées du sire de Forent qui allaient et venaient.
« Non ! »
La force de son refus fit résonner ce mot dans tout le navire et les hommes abandonnèrent un moment leurs tâches pour regarder du côté de la tente du sire de Cantara, et y voir sa silhouette bien découpée dans toute sa glorieuse érection. Déjà éberlués par la neige – pour certains, c’était leur première expérience de cet étrange phénomène du nord –, ils écarquillèrent les yeux ; puis, en secouant la tête et en marmonnant entre eux, ils retournèrent à ce qu’ils faisaient ; ils écopaient, essentiellement : le bois n’avait pas eu le temps de tremper et de gonfler pour assurer une totale étanchéité des joints.
« Complètement fou », déclara l’un des esclaves de Farem à son compagnon de nage, qui acquiesça.
« Encore à tirer sur sa petite fleur, observa l’homme qui se trouvait derrière eux.
— Doit être fou pour avoir les couilles à l’air par cette température », dit un gars de la côte nord en secouant la tête. « Mais il faut admirer son endurance. Les miennes ont la taille d’une noix. »
Tycho les entendit rire et serra les dents. Après avoir pris une nouvelle bande de lin, il se mit en devoir de la serrer fortement. Le morceau de tissu qu’il avait ôté puait. Être obligé d’uriner par-dessus bord par vent fort n’était pas des plus propre, même dans le meilleur des cas. Il résolut de réprimer son désir pour la Rosa Eldi jusqu’à ce qu’ils fussent revenus en terre istrienne. Consommer leur passion sur ce bateau serait trop sordide, dans toute cette crasse et cet inconfort, et avec le mince tissu de la tente pour tout obstacle entre eux et les oreilles comme les yeux inquisiteurs d’un équipage paillard. Il avait survécu pendant des mois. Il pouvait sûrement attendre encore deux semaines.
Le pouvait-il, vraiment ? Il avait du mal à souffrir l’idée du roi barbare en train de copuler constamment avec la Rosa Eldi. Il éprouvait un désir ardent, dévorant, de la prendre pour sienne, d’arracher d’elle le souvenir de Ravn et de sa présence. L’Étalon du Nord ! Ce surnom même était une insulte, une souillure pour elle, pour toutes les femmes. Qu’un tel sauvage eût pu capturer cette vision et en faire sa jument était révoltant au-delà de toute expression.
C’était maintenant le visage de Ravn Asharson qui s’offrait à lui. Jeune, séduisant, ses traits bien ciselés, l’éclat rieur et triomphant de son regard. Avorton ! Sale chiot ! La haine montait à la gorge de Tycho comme de la bile.
Comment Rui Finco osait-il le priver de la vengeance qui lui revenait de plein droit ? Il avait acheté cette femme de manière légitime. Ou s’il ne l’avait pas exactement achetée, il avait certainement conclu un marché, pour la perdre ensuite aux mains d’un barbare capricieux. C’était insupportable de ne pouvoir séparer la tête du voleur de son corps d’exhibitionniste lubrique ! Il était plutôt sur ce bateau, arrêté inutilement sur les vagues avec le reste de la flotte, et il attendait, il attendait.
« Vous aurez votre chance, croyez-moi, Tycho », lui avait assuré Rui tandis qu’on mettait l’embarcation à la mer. « Quand nous capturerons la Rose, Bardson donnera l’alerte en temps utile et ils nous poursuivront hors du port pour tomber entre vos tendres mains. Ce sera un massacre. Nous lancerons nos grappins sur leurs navires et y mettrons le feu. Vous pourrez alors tuer autant d’hérétiques bâtards que vous le désirerez. »
Ce n’était pas suffisant. Rien ne le serait jamais, et attendre était tout simplement trop pénible.
Il tomba à genoux, angoissé. « Falla, entends ma prière. Livre-moi mon ennemi afin que je puisse lui infliger son juste châtiment. Accorde-moi la grâce de fermer ces yeux qui se sont régalés de son corps nu, laisse-moi arracher le membre sacrilège qui a osé pénétrer ses mystères ! » Il enfouit sa tête dans ses mains. « Oh, Falla, regarde avec bonté le premier de tes champions et défenseurs, accorde-moi la femme que j’aime, et je serai ton esclave pendant tout le reste de mon existence. »
Les chandelles crépitèrent. Puis il eut l’impression qu’une douce brise caressait son visage. Tout au fond de son crâne, il lui sembla surprendre le murmure d’une réponse. On lui disait ce qu’il devait faire. L’instant d’après, il se précipita sur le pont, à demi nu, tout illuminé de ce savoir.
*
* *
Le premier des deux hommes avait le visage de son époux, mais elle pouvait voir son véritable visage en dessous, comme s’il avait flotté sur un étang aux eaux couvertes d’écume. Il ressemblait un peu à Ravn, avec ses pommettes hautes, ses yeux sombres, ses traits anguleux. Mais il ne portait pas de barbe et il était plus vieux, les joues plissées par l’insatisfaction d’une vie cynique et dissolue. C’était un homme qui ne croyait en rien, n’aimait ni n’estimait rien. Qui n’était rien, malgré toute son assurance et son audace, et qui ne valait pas l’ombre de Ravn.
Elle examina le second intrus.
Des vagues de terreur émanaient de cet homme-là, et elles interféraient avec l’ingénieuse illusion qu’il avait tissée pour se déguiser. Elle vit tout de suite qu’il avait jeté un sortilège pour se dérober à la vue de tous : les regards glisseraient sur lui pour aller se poser ailleurs. Le chatoiement qui l’enveloppait était agaçant, on avait du mal à se concentrer. Elle percevait son essence plus qu’elle ne distinguait son véritable aspect. Mais ce qu’elle ressentait évoquait en elle un sentiment indicible, une sorte de douloureuse nostalgie.
Le premier homme s’avança, et elle revint à lui. Dans ses yeux brûlants, les pupilles étaient noires et dilatées, comme celles d’une chouette. Elle sentit son désir, une vague de chaleur, et ses lèvres de corail se retroussèrent en un sourire dédaigneux.
« Tu n’es pas mon époux », dit-elle à mi-voix, en regardant le désarroi glisser sur les traits brouillés de l’homme. Elle tendit une main, doigts écartés, et le temps lui-même ralentit : l’homme s’arrêta en plein élan, avec son complice qui chatoyait près de lui.
Elle avait du mal à penser clairement. Il y avait ce constant brouhaha dans le lointain, tous ces gens qui l’appelaient avec désespoir, affamés, mourants, et leur terre qui se mourait avec eux, très loin. Et d’autres voix, bien plus proches, jaillissant de la mer, des hommes qui invoquaient son nom pour des malédictions, des prières – ou de manière indifférente, une habitude de langage. Mais l’une d’elles, plus intense que tout le reste, attirait son attention. Elle sentait le vitriol meurtrier de l’esprit à la recherche d’une légitimation divine.
Je te connais, songea-t-elle. Il était impossible de ne pas se rappeler la signature de cet esprit vil. Je me souviens de toi. Il était venu pour elle, il avait traversé mille milles et davantage, poussé par son obsession. Un si long chemin ! s’étonna-t-elle. Une mortelle eût pu être flattée d’une telle dévotion. Mais, même dans sa plus grande faiblesse, dans sa plus grande impuissance, la Rose du Monde n’avait jamais été une mortelle.
Des pensées se bousculaient en elle.
Ils sont venus du sud. Ils attendent en embuscade. Ils attendent Ravn…
Ils mutileront son beau corps.
Ils le tueront.
Mais alors, ils vogueront vers le sud.
À travers le vaste océan… pour retourner chez eux…
Elle leva la main et le flot du temps reprit son cours. Elle pouvait sentir la perturbation qu’elle avait causée dans le monde naturel en imposant cet infime retard à l’inexorable. Il y a tant d’autres perturbations ici, songea-t-elle, distraite. Et pourtant, tout plongera dans le chaos si je prends la mauvaise décision.
C’était un choix impossible. La femme en elle lutta contre la déesse, fugitivement, éternellement.
C’est la déesse qui fut victorieuse.
*
* *
Une minuscule embarcation tanguait sur une mer obscure. À bord se trouvaient deux silhouettes. Dans la course qui l’amenait de l’ouest, la lune les illuminait d’une lueur glacée, soulignant le visage hagard de l’un et les traits avides et rusés de son compagnon plus âgé. Le premier ramait, mais la barque semblait voler à la crête des vagues plus vite que ne l’aurait dû un bateau propulsé par la main humaine ; malgré la légère brise qui soufflait partout ailleurs dans une autre direction, la voile gonflée était bien tendue. Le blizzard tourbillonnait autour d’eux, mais à distance.
Le regard creux, l’âme vide, l’homme hagard était maintenant plus facile à contrôler. Quelque chose l’avait abandonné à Tomberoc. Aran Aranson était un homme vaincu, l’ombre de lui-même. Il s’était fait étaler pour le compte, comme le disaient les vieilles femmes de Tomberoc. Qu’avait dit Ilyina ? « Un homme malchanceux ». C’était cela. Un homme que la Destinée avait marqué tout particulièrement, cherchant de ses doigts malins parmi les fils embrouillés de ses rêves pour s’accorder le privilège d’en choisir la couleur : doré, pour la rapacité ? Bleu, pour l’ambition ? Rouge, pour la passion ? Et pour voir quelle partie se déferait le plus vite dans la tapisserie si soigneusement tissée de son existence.
Son état présent, cette mort vivante, s’avérerait sûrement la parade parfaite à la capacité particulière de persuasion qui était l’apanage de la Rosa Eldi. Le désespoir où l’avaient plongé le triste sort de son épouse et de sa fille et le rôle qu’il y avait joué en les abandonnant en faisait à la perfection le réceptacle vide nécessaire au Maître. Rahë possédait le sortilège qui ramènerait la déesse à son obéissance ultérieure, prêt à être utilisé. Tout ce qui lui restait à faire, c’était de se glisser dans Halbo sous les déguisements qu’il avait préparés pour Aran et lui, et laisser l’Imbécile accomplir sa tâche…
28. La Rose d’Elda
La Rose du Monde sentit de nouveau sur elle le regard du premier intrus, tel le contact d’un chiffon sale. Elle laissa son pouvoir le toucher, la pleine force de son pouvoir de séduction, et le regarda en être frappé comme par un grand vent.
Pendant un moment, toute volonté abandonna l’homme. Il ne pouvait se rappeler ce qu’il était venu faire, ni son identité réelle. Car dans ces fascinants yeux vert-de-mer, tout ce qu’il voyait, c’était l’image de Ravn Asharson, le roi du Nord. Quand elle lui toucha le bras, sa peau s’enflamma de passion. Il ne voulait rien tant que non seulement se dévêtir mais s’arracher cette peau, fusionner tout son être à cette stupéfiante présence. Il tremblait de la tête aux pieds.
La Rose d’Elda sourit de nouveau. Son attrait était trop puissant pour un homme aussi faible. Elle atténua son emprise et attendit que l’homme éclaircît la raison de son intrusion.
Rui Finco secoua la tête en clignant des yeux. Il avait l’impression de s’éveiller du plus délicieux des rêves : il se tenait devant la Déesse, elle lui avait souri et l’avait emporté dans ses flammes. Il n’avait jamais été un homme religieux et l’extase qu’il ressentait à la suite de cette vision le stupéfiait. Peut-être Tycho Issian a-t-il raison, se dit-il, nous sommes embarqués dans une sainte mission. Sa propre raison pour commander la force d’invasion avait été entièrement vénale. Il en ressentait brusquement de la honte.
Cette précieuse créature devait être arrachée aux barbares et rendue à la contrée de la foi et de la vertu. C’était la clé. C’était tout ce qui importait.
« Emmenez-moi, alors », dit la Rose du Monde avec simplicité. « À l’instant. » Elle se retourna pour prendre sur le lit la mante doublée d’hermine, présent de son époux pour la protéger de l’hiver eyrain, et des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux. C’était en soi une sorte de miracle. Je ne comprends point, songea-t-elle avec désespoir. Je suis la Déesse, cette séparation ne devrait point m’émouvoir. Mais à quitter ce mortel, j’ai le sentiment que mon cœur se brise. Pourtant, les peuples de mon monde m’appellent, ils ont besoin de la réunion des Trois, afin que nous prenions soin de leur existence. Mais vers qui puis-je me tourner, moi, pour demander aide et protection ? Personne n’écoute mes prières, semble-t-il.
Elle ne s’était jamais sentie aussi seule.
Dans la pièce voisine, comme s’il avait perçu le tumulte de la chambre avoisinante, Ulf se tordit brusquement dans les bras de Léta Aile-de-Mouette, échappant à la main qui le bâillonnait. Un monstrueux beuglement outragé traversa la porte de la nurserie.
L’homme chatoyant agit avant tout le monde. Il ouvrit brusquement la porte, révélant les occupants de la pièce à son compagnon. Distrait de la fascination puissante qu’exerçait la Rosa Eldi, Rui Finco eut un sourire ravi. « Ah, le fils et héritier… » souffla-t-il. Il passa près de l’autre pour entrer dans la pièce. Encore tout entier à son désir pour la nomade, il détailla pourtant d’un œil appréciateur la fille dans les bras de laquelle se débattait l’enfant hurlant. « … et sa très jolie nourrice… On dirait que votre seigneurie va avoir de la compagnie dans son voyage vers le continent », lança-t-il par-dessus son épaule.
Léta le regardait sans comprendre.
« Je n’ai nul besoin de compagnie », signala la Rosa Eldi derrière lui, mais il n’écoutait pas.
Le sire de Forent tendit une main pour caresser le contour de la joue de la fille. La peau foncée de celle-ci était douce comme du velours, et elle s’empourprait à présent devant cette attention non déguisée. « Tu as l’air d’une Istrienne, dit-il à mi-voix. D’où viens-tu ?
— Mon… mon seigneur, balbutia-t-elle. Vous me connaissez. Je suis Léta Aile-de-Mouette…
— Un joli nom pour une jolie fille. Nous ferons bientôt connaissance, bien que je ne sois pas en mesure de t’offrir une chambre des plus luxueuses à bord de mon vaisseau.
— Votre vaisseau, mon roi ? »
Rui battit des paupières. Bien sûr, il avait toujours l’aspect de Ravn Asharson. Pas étonnant que la fille fût embarrassée : le roi des îles nordiques lui faisait des avances directes en présence de son épouse ! Il éclata de rire. « Peu importe. Tu comprendras bien assez tôt. »
Il dévisagea avec une certaine répugnance le bébé qui hurlait dans les bras de la fille et, pendant un bref moment, Ulf se tut pour le scruter à son tour. Puis il tendit la main pour saisir la barbe avec laquelle il aimait tant jouer, et ses doigts traversèrent l’illusion. En constatant cette duperie, l’enfant se remit à hurler de plus belle après avoir jeté à Rui Finco un bref regard. Le vacarme résonnait dans la chambre, contre les murs, les piliers et les poutres.
L’héritier du trône nordique avait certainement hérité de puissants poumons. Et s’il continuait de beugler ainsi, il attirerait assurément une attention importune.
Rui lança un regard furieux à l’homme chatoyant : « Fais-le taire ! »
L’autre parut alarmé. « C’est un bébé. Que sais-je des bébés ? »
Le petit Ulf atteignait le summum de son hurlement capricieux. Son visage potelé était livide.
Le sire de Forent mit la main à sa dague. « Alors, je vais le faire taire moi-même…
— Non ! » Léta Aile-de-Mouette se recroquevilla autour de l’enfant, étouffant ses cris.
« Chanceux », fit Rui avec un large sourire, tandis que le bébé s’apaisait avec des sanglots assourdis. « Tu pourras me montrer plus tard comment tu fais cela, ma fille. Pour l’instant, nous devons repartir. Emporte ce dont tu as besoin pour l’enfant ». Il la regarda froncer les sourcils, consternée, puis rassembler des vêtements de nuit, des draps de lin et un anneau en bois considérablement mâchonné. « Mais pourquoi, Sire ? » essaya-t-elle de demander.
L’homme chatoyant traversa d’un pas rapide la chambre royale pour ouvrir la porte et consulter une silhouette qui se tenait à l’extérieur.
« Dépêchez-vous, mon seigneur », lança-t-il.
Ce fut comme si la proximité de la magie qui créait ce chatoiement avait aussi de quelque façon déguisé la voix de l’homme. Maintenant qu’il se trouvait à une certaine distance, cette voix devint soudain bien claire. La Rose du Monde la connaissait. Un sentiment de trahison lutta brièvement en elle avec un terrible élan de joie.
« Viens, Léta », dit-elle d’une voix lointaine, bouleversée par ces émotions inhabituelles. « Tout ira bien. Vraiment… »
*
* *
Ils descendirent dans des couloirs obscurs, le plus vite possible : une déesse, une mère avec son enfant dans les bras, un sorcier, un usurpateur et un traître. Ils défilèrent devant des groupes de gens en habits de cour, qui s’inclinèrent, ils passèrent près de suivantes et de serviteurs et d’autres encore qui semblèrent ne pas les voir du tout.
Virelai se sentait pris d’un léger vertige. C’était sans doute un usage excessif de la magie, laquelle fonctionnait bien mieux qu’il ne l’avait espéré. Rui Finco ressemblait encore exactement à Ravn Asharson, un accomplissement remarquable compte tenu de la terreur où il avait été plongé, à la Grande Foire, lorsqu’il avait vu le roi. Et Erol Bardson… eh bien, il s’était contenté de le rendre plus foncé et de changer un peu les traits de son visage. Il ne put s’empêcher de se congratuler lorsqu’ils dépassèrent deux femmes richement vêtues qui continuèrent de bavarder comme si de rien n’était. Mais quand ils eurent tourné au coin du corridor, il fronça les sourcils. Il n’avait pas jeté un sortilège d’invisibilité. Pourquoi donc ne les voyait-on pas ? Ils croisèrent d’autres gens, dont le visage revêtit soudain une expression vacante ; on s’arrêta de bouger. C’était des plus étrange. Peut-être le fais-je sans même m’en rendre compte, dans mon désir de sortir d’ici aussi tranquillement que possible, pensa-t-il, un besoin désespéré de rationalisation. Oui, ce doit en être la raison.
Mais il savait que ce ne l’était pas.
Même s’il avait ignoré qu’il s’agissait de la Déesse, il aurait compris que la Rose du Monde était une autre femme que celle qu’il avait amenée à la Grande Foire l’année précédente ; car cette femme-là avait été toute obéissance et tentation passive, une créature qu’on pouvait manipuler pour en tirer des avantages et dont les pouvoirs étaient aisément usurpés. Une femme qui ignorait totalement sa propre identité. Cette femme-ci était tout autre. Il pouvait sentir la puissance qui en émanait par vagues, diffuses et dorées, bienveillantes. Maintenant qu’il la connaissait pour ce qu’elle était, il se sentait étreint d’une terreur respectueuse chaque fois qu’il la regardait. Et s’efforçait donc de ne point le faire.
Ils s’apprêtaient à traverser la cour qui se trouvait devant la porte ouest lorsqu’il y eut un cri d’alarme. Des porteurs de torches apparurent soudainement le long des murailles, accompagnés de tout un déploiement d’activité : on criait des ordres, même si le vent les emportait. Ils se mirent à courir, Rui Finco tirant la femme pâle, les autres leur emboîtant le pas. Ils traversèrent la cour, longèrent le mur, passèrent entre les arbres éparpillés sur la grande pelouse enneigée qui menait du château au port. Ils avaient dépassé le dernier chêne lorsqu’un contingent de soldats en armes descendit de la Sentinelle pour venir à leur rencontre.
Rui tira son épée, mais l’homme qui se trouvait à l’avant de la troupe se contenta de le saluer. « Nous sommes venus escorter la reine et le prince pour les mener en lieu sûr, mon seigneur, comme vous l’avez ordonné. Nous les cherchions partout, mais on dirait que c’est vous qui les avez trouvés le premier. »
Le sire de Forent le regarda fixement, en essayant de se concentrer sur la cadence de la langue eyraine. « Ah… oui. » Il hésita. « Je vais venir avec vous. »
Le soldat parut inquiet. « Vous n’allez pas mener les hommes au combat, Sire ? »
Quelque chose allait de travers. Rui Finco assimila le peu d’informations dont il disposait en essayant de ne pas s’abandonner à la panique. Il hocha furieusement la tête : « Bien sûr, l’ami, bien sûr. Mais je dois tout d’abord m’assurer que mon épouse et mon fils sont en sécurité. Le futur du royaume… Tu vas… ah… rassembler les troupes… toutes les troupes… ici dans… (il chercha le bon mot) … dans la cour, ici. » D’un geste vague, il désignait derrière lui la pente menant au terrain découvert qu’ils avaient traversé quelques instants plus tôt.
L’homme avait à présent l’air franchement alarmé.
« Moi, Sire ? Je ne suis qu’un sergent. Ils ne me suivront pas.
— Tu es général maintenant », déclara Rui en lui administrant une grande claque dans le dos. Il éleva la voix. « Vous m’entendez ? » dit-il au reste du contingent. « Ce bon soldat… » Il s’interrompit et regarda l’autre dans le blanc des yeux : « Quel est ton nom ? siffla-t-il.
— Guthrun, Sire, répondit l’homme avec lenteur. Guthrun Hart. Navigateur sur le Corbeau de Sur, Sire, vous vous rappelez ? »
Rui lui adressa un clin d’œil. « Ah, là, je me rappelle ! » Il sourit – une parfaite réplique du sourire de Ravn Asharson – puis il cria de nouveau : « Guthrun Hart est votre général à présent. Je viens de le promouvoir. Obéissez-lui, et dites-le aux autres !
— Dans la cour ouest, mon seigneur ? » Guthrun avait une intonation sceptique. « Pas sur les quais ?
— Je dois parler aux troupes, répliqua Rui. Leur donner un peu de… courage. »
Guthrun digéra ces paroles. « Oui, Sire », dit-il enfin, et il salua son roi à main ouverte, comme le faisaient les généraux. Il trouvait la chose étrange mais plutôt satisfaisante. Béla ne le croirait jamais ! « Peut-être que si j’avais un insigne provenant de Votre Majesté, suggéra-t-il soudain. Pour qu’il n’y ait pas de questions ? »
Rui était irrité, à présent. « Oh, pour l’amour de Falla, l’ami…
— Falla ? »
Malédiction ! Rui lui adressa un clin d’œil. « Tes oreilles doivent te tromper, Guthrun. Tiens… » Il s’activa à son ceinturon. « Donne-moi ton… arme et je te donnerai la mienne. »
Un vaste sourire illumina le visage du soldat : « Oui, Sire ! »
L’instant d’après, Rui se retrouva avec une épée eyraine usagée mais encore utilisable, tandis que Guthrun examinait sa nouvelle arme. Elle n’était pas aussi richement décorée qu’il l’avait espéré. Pas de corroyage, pas d’argent nulle part. Et elle était un peu légère, guère de masse. En fin de compte, plutôt décevante. Mais Ravn était un combattant célèbre pour la rapidité de son jeu de pieds. Et c’était sûrement sa meilleure épée.
Guthrun la brandit donc pour conduire les soldats – loin de l’endroit où il serait le plus probable pour une force d’invasion de débarquer.
Hors de leur vue, Rui et les autres se mirent à courir en faisant crisser la neige fraîche. Mais alors qu’ils arrivaient dans une allée pavée d’où l’on voyait le pied de la colline entre des habitations et des entrepôts branlants, le sire de Forent s’arrêta brusquement en dérapant.
La flotte istrienne, qu’il avait laissée ancrée de l’autre côté du promontoire, invisible, avec l’ordre bien clair d’attendre son signal pour tendre son embuscade, n’était plus invisible du tout. À l’entrée du port, une flottille de vaisseaux se dessinait en traits argentés sous la lune capricieusement sortie des nuages neigeux, et l’un des navires précédait les autres de loin.
Rui Finco poussa un gémissement. « Cette maudite tête chaude de Tycho Issian… »
Erol Bardson avait pâli. Ses rêves ambitieux s’évaporaient comme brume du matin. « Ils vont relever les chaînes et les prendre au piège. Ce sera un massacre. » Puis il se tourna vers le sire de Forent, les yeux écarquillés. « Nous devrions fuir vers l’intérieur des terres, dit-il brusquement. Nous rendre à cheval jusqu’à Vastelande et soudoyer un marin pour nous emmener le long de la côte vers l’est.
— Traverser cent milles de terrain inhospitalier en plein blizzard, avec la reine d’Eyra et un enfant qui hurle ? » Rui Finco grimaça. Puis il se tourna vers le sorcier. « Peux-tu la transformer ? » Il désignait la Rosa Eldi, dont les yeux étincelants étaient fixés sur les eaux noires du port en contrebas.
Virelai secoua la tête avec vigueur. « Non, mon seigneur, bégaya-t-il. Je suis épuisé.
— Nous devrions lui trancher la gorge, comme l’avait suggéré la vieille, et au bébé aussi », dit brutalement Bardson. « Il faudra le faire à un moment donné, de toute façon… »
À ces paroles, la Rose d’Elda tourna vers lui son regard impérieux et le duc gronda tel un loup acculé en faisant le signe de l’ancre de Sur. Ce qui n’eut sur elle aucun effet, car elle se contenta de lui sourire, un sourire d’une immense compassion, d’une immense compréhension.
« N’use pas de tes sortilèges sur moi, sorcière ! D’où je viens, on te mettrait sur la tête un sac en peau de phoque et on te lapiderait à mort ! » Il reculait.
Elle avança d’un pas et tendit la main vers lui. Mais au lieu de succomber à la douce suggestion qu’elle essayait de lui imposer, il frappa avec fureur. Son poing, inexorable, trouva l’articulation de cette exquise mâchoire. Pendant un instant, la Rosa Eldi vacilla sur place. Puis ses fascinants yeux verts se révulsèrent dans leurs orbites et la reine des Îles du Nord – mi-femme, mi-déesse – s’effondra pour demeurer inerte sur la neige très blanche, peau blanche, robe blanche, fourrure blanche.
Rui Finco était horrifié. « Par Falla, qu’avez-vous fait ? » Il regarda fixement le traître eyrain. « Vous l’avez tuée ! Par la Dame, vous avez tué notre seul moyen de négocier ! » Il se retourna pour saisir le bras de Virelai. « Toi, occupe-t’en, ranime-la. Je la veux vivante ! »
Le sorcier recula. « Je… elle… elle est…
— Elle est quoi ? Morte ? Eh bien, donne-lui au moins l’air d’être vivante. Elle ne nous sert de rien ainsi. Fais ce que tu dois ! » Le sire de Forent le tira par le collet et le jeta rudement à terre près du corps étendu.
C’est la Déesse. Elle ne peut mourir…
Virelai sentait les mots qu’il avait failli prononcer se répercuter dans son crâne. La neige molle et glacée détrempait ses chausses là où il était agenouillé, mais il ne sentait rien. Ses doigts se tendirent vers la Rose du Monde, hésitants. Ce serait la première fois qu’il la toucherait depuis la Plaine de Tombelune, et il en avait su si peu à son propos alors ! Il avait honte, il avait peur. Même inconsciente, elle le terrifiait maintenant qu’il connaissait sa véritable nature. Et s’il la touchait, sûrement, elle saurait la sienne ? Un homme qui l’avait vendue sur toute la côte d’Istrie ; qui avait entretenu des désirs impurs à son endroit, des désirs qui n’avaient pas été satisfaits uniquement parce qu’il en avait été incapable, un homme qui avait accepté de la vendre à celui qui avait provoqué cette guerre fallacieuse pour la reprendre. Sûrement, avec le pouvoir brut qu’il sentait dissimulé sous cette apparente fragilité, elle lui arracherait son âme ?
En tremblant, il effleura son cou. Une voix résonna dans son esprit, comme de très loin. Et ce qu’elle lui disait le secoua profondément. Il recula d’un mouvement brusque, comme s’il s’était brûlé, pour se remettre sur ses pieds avec maladresse, si vite que la tête lui tourna.
« Elle… je… » Il se frotta la figure de ses mains, qui ne semblaient plus lui appartenir. « Elle est… vivante, mon seigneur. Avec un peu de temps, elle reprendra conscience. » Il détournait les yeux pour ne pas regarder le seigneur istrien, et ne pas la regarder non plus.
Rui Finco lui adressa un regard foudroyant mais décida que discuter davantage ne lui gagnerait rien. Il se tourna vers Erol Bardson. « Portez-la », ordonna-t-il d’un ton brusque et, comme l’homme faisait mine de refuser, il tira sa dague pour rendre sa détermination parfaitement claire. « Nous devons l’emmener sur un bateau et partir d’ici ! »
*
* *
Tycho Issian arpentait furieusement le pont, épée en main, en glapissant des ordres et des imprécations. Les rameurs souquaient de toutes leurs forces, s’attendant à tout moment à être embrochés. On n’avait qu’à jeter un seul coup d’œil à cet homme pour savoir qu’il avait complètement perdu la tête. Il n’avait même pas pris le temps de ferler la voile, et ils étaient là, au cœur de la nuit, aussi visibles qu’en plein jour avec un grand morceau de toile brute qui claquait au-dessus de leur tête, une cible parfaite pour un archer. Mais pourquoi Céra, Prionan et les autres l’avaient-ils suivi aussi stupidement dans cette situation périlleuse ? Tout le monde savait que le port de Halbo bénéficiait d’un système de défense particulier – magique, disaient certains, mécanique, disaient d’autres. Marins et soldats attendaient tous le désastre qui allait s’abattre sur eux, en se recroquevillant dans l’ombre des hautes falaises noires.
Alors qu’ils arrivaient devant les Sentinelles, certains des rameurs originaires de Farem commencèrent à s’agiter. Ils jetèrent leurs rames pour tirer sur leurs chaînes en dégoisant des paroles incompréhensibles dans leur langue natale et en montrant l’eau du doigt. Tycho s’empara du fouet du contremaître pour les fouetter lui-même. Pris entre leur terreur du seigneur fou et celle de la magie inconnue tapie sous les eaux environnantes, ils cédèrent à la menace immédiate et reprirent leurs rames. Leur âme était perdue désormais, quoi qu’ils fissent.
*
* *
Ravn Asharson, roi des Îles du Nord, regardait à la fenêtre de la salle des cartes, incrédule. « Ils ont perdu l’esprit ! » croassa-t-il.
Passorage vint aussitôt près de lui. Il plissa les yeux. Tout ce qu’il pouvait voir à travers les tourbillons de neige, c’étaient des voiles blanches, ce qui n’avait aucun sens. Blanches ? Aucun Nordique digne de ce nom n’aurait des voiles blanches, et pourtant, ces navires avaient indubitablement l’air eyrain : bas sur l’eau, avec des proues recourbées et des lignes souples de prédateurs. Sous les rayons de la lune, on aurait dit une force spectrale surgie du passé, des revenants d’anciennes batailles. À les voir, son moignon le démangeait et, avec l’instinct superstitieux de ses ancêtres, il se surprit à faire le signe de l’ancre pour écarter la malchance et les mauvais esprits. Ravn le vit et se mit à rire.
« Crois-tu que ce sont des fantômes, vieil homme, revenus te hanter ? Peut-être sont-ils là pour te rendre ta main !
— Plutôt pour prendre l’autre », maugréa Egg Forstson, en bouclant son ceinturon. « On dirait que l’Istrie a finalement tenu sa promesse de porter sa guerre sainte dans le Nord.
— Ils l’emporteront au fond de la mer, leur guerre sainte, qu’ils soient maudits ! Quand le premier bateau arrive à portée, donnez le signal aux tours de relever la chaîne », ordonna Ravn.
Egg hésita.
« Quoi ? dit le roi d’une voix tranchante. Il n’y a pas de temps à perdre ! Va !
— Les chaînes ne fonctionneront peut-être pas, Sire.
— On les a entretenues avec le plus grand soin. Je le sais, j’en ai inspecté moi-même le mécanisme. »
Le duc de Shepsey grimaça. « Elles ont été conçues pour arrêter de plus gros vaisseaux que ceux-là, mon seigneur. Le genre de bateaux que les Istriens ont l’habitude de construire. Mais à ce que je vois, les bateaux qui arrivent là ressemblent davantage à notre propre flotte, ils sont haut sur l’eau. Je ne suis pas certain qu’ils ne passeront pas tout droit sur les chaînes. »
Le roi digéra cette information malvenue, avec une expression grave.
« La Némésis, alors, mon seigneur ? » demanda Passorage, à contrecœur.
Ravn dévisagea son vieux conseiller comme si l’autre avait eu l’esprit dérangé. On savait fort bien que la créature était purement mythique. « Malédiction ! Fais relever les chaînes quand même, Egg, et prends les archers, avec des brandons et de la poix. Je ne me fierai pas en la chance. Passorage, avec moi. Nous allons sortir nos vaisseaux et rencontrer les Istriens face à face ! »
Ils se précipitèrent dans les couloirs du château, deux vieux serviteurs et leur roi, donnant l’alarme à chaque tournant. On sortait en titubant des chambres, plus ou moins habillé, gobelet en main, ou nu, avec une épée. Des voix s’élevaient dans un tumulte de confusion et d’urgence. On allumait des torches pour repousser les ténèbres de la nuit. L’écho des pieds bottés se répercutait dans tous les escaliers. Des femmes criaient. On ordonnait aux serviteurs d’apporter armes et cottes de mailles, de réveiller ceux qui dormaient encore, d’emmener femmes et enfants dans les endroits sûrs de la forteresse, ou de courir en ville porter leurs ordres aux forces assemblées dans les auberges, les baraquements, les écuries, les entrepôts et les fumoirs à poissons. Auparavant calme et tranquille, tout Halbo était soudain un chaos de frénétique activité.
Dans la cour en contrebas de la forteresse, Ravn Asharson tomba sur une grande foule de soldats qui ne savaient où aller, avec un jeune homme qui courait partout en essayant sans grand succès de maintenir l’ordre. « Guthrun ? »
Le navigateur de son vaisseau se retourna brusquement vers lui. Pour une raison quelconque, il semblait surpris de voir son monarque. « Sire ?
— Que fais-tu ?
— Ce que vous m’avez ordonné, mon seigneur. Je les ai tous rassemblés ici, mais il est difficile de m’en faire obéir. Ils veulent tous aller aux quais… »
Ravn fronça les sourcils : « Où est Hogny ? »
Un grand gaillard à la barbe blonde sortit des rangs, le visage noir de fureur. « Ici, mon seigneur. Ce jeune freluquet a l’air de croire que vous lui avez donné le commandement… »
Ravn leva les yeux au ciel. On disait parfois qu’il y avait de la folie dans le clan de Hart, mais ce n’était pas le bon moment pour le confirmer ! « Pour l’amour du dieu, l’ami, qu’est-ce que tu t’imaginais ? »
Le colosse prit un air obstiné. « Il dit que vous lui avez donné votre épée en signe de commandement. »
Ravn éclata de rire en tapotant sa hanche. « Mord-Troll se trouve exactement là où elle doit se trouver, à mon côté. Voyons cette arme puissante, alors, Guthrun. »
Le jeune homme paraissait sur le point d’éclater en larmes. Il dégaina l’épée et la tint devant lui, comme en offrande à son véritable propriétaire. Dans ses mains, à la place de ce qui avait été, il l’aurait juré, une décente quoique ordinaire épée eyraine, se trouvait maintenant une lame courbe à l’air dangereux, d’origine évidemment istrienne.
Ravn la prit, véritablement furieux à présent – trop furieux, et trop incertain aussi, pour en remarquer les contours flous, ou le bourdonnement du sortilège hâtivement jeté, et qui s’y effaçait. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de cette absurdité. Emmenez-le », dit-il a l’un des autres gardes. « Enfermez-le dans un des fumoirs à poissons jusqu’à ce qu’on en ait fini. Il a de toute évidence perdu l’esprit. » Puis il éleva la voix :
« Hommes d’Eyra, la force ennemie a l’audace de pénétrer dans nos eaux avec des voiles blanches, tant ces gens se sentent assurés de leur succès. Ils viennent envahir notre capitale, mettre nos cités à sac, passer nos défenseurs au fil de l’épée et emporter nos femmes captives ! Nous avons affronté cet ennemi depuis trois cents ans et il nous a repoussés vers le nord à chaque assaut. Et maintenant, ils osent nous attaquer au cœur même de notre pays, comme s’ils voulaient nous le prendre aussi et nous jeter dans les mers arctiques ! Ils nous traitent de barbares. Mais ce n’est pas nous qui crions à l’hérésie et jetons sur le bûcher ceux qui ne sont pas d’accord avec notre folie. Ils disent que c’est une guerre sainte. Et pourtant ils envoient contre nous des esclaves, des mercenaires et des hommes enrôlés de force ! Ils nous traitent de sauvages, mais s’ils n’avaient pas copié nos vaisseaux, ils n’auraient sûrement pas même réussi à quitter leurs propres ports ! Et si leurs femmes sont complaisantes et dotées de sang chaud, pourquoi veulent-ils les nôtres ? Je sais que n’importe quel bon Eyrain a deux fois la cervelle et le courage de n’importe quel mollasson du Sud… »
Des acclamations s’élevèrent à ces paroles.
« … Allons donc affronter ces voleurs de femmes couards et frappés de folie, et que nos cœurs soient de fer et de feu. Nombre d’entre vous ont perdu des pères et des grands-pères dans la dernière guerre. C’est le temps de la vengeance ! Allons, et accomplissons des hauts faits qu’on chantera dans les jours à venir. Portons le combat à l’ennemi et montrons à ces bâtards d’Istriens de quoi sont faits de bons Eyrains ! »
En brandissant leur épée et en invoquant les noms de leurs dieux, de leurs ancêtres et de ceux qui leur étaient chers, les défenseurs de Halbo coururent jusqu’aux docks et désamarrèrent tous les navires à l’ancre dans le port, tous les vaisseaux en cale sèche, et, pour faire bonne mesure, toutes les barques, tous les ketchs et toutes les vieilles bailles qui se trouvaient là.